Dans son roman Le Chien du Forgeron, Camille Leboulanger réinterprète un célèbre mythe celtique,en déconstruisant les rouages insidieux du mythe de la virilité.

Les éditions Argyll, créées récemment et basées en Bretagne, publient le 19 août 2021 le nouveau roman de Camille Leboulanger, écrivain français qui a déjà écrit Malboire, Ru, Enfin la nuit. Le titre de l’ouvrage, Le Chien du Forgeron, vous semblera peut-être familier. Et pour cause, il s’agit du titre d’une des chansons du groupe Manau, célèbre pour ses albums de rap celtique.

En réalité, l’expression fait référence dans les deux cas à un célèbre héros de la mythologie celtique : Cúchulainn. Il y est décrit comme l’homme providentiel, d’une force surhumaine et doté de pouvoirs magiques puissants. Il manie son grand javelot comme personne — et lui a même donné un nom : gae bolga. Entre les récits qui l’évoquent et son imagerie, Cúchulainn est « le héros » mythologique par excellence. À l’âge de 5 ans, il tue à mains nues le chien de garde du Forgeron. C’est ce qui lui vaudra le surnom de « chien de Culann » — et chien du forgeron.

Le Chien du Forgeron, de Camille Leboulanger. // Source : Argyll

Le Chien du Forgeron, de Camille Leboulanger.

Source : Argyll

Quel homme, donc, que ce Cúchulainn ! Oui, mais, sous la plume de Camille Leboulanger, qui réinterprète en partie le mythe, ce héros devient vite ridicule. « Tout cela n’a rien de bien glorieux », résume Camille Leboulanger lorsqu’il relate le combat légendaire entre Cuchulainn et le chien. L’auteur ne nous fait pas tant le récit d’un héros, que celui d’un homme parmi d’autres qui, de fil en aiguille, s’est construit comme l’image type d’un grand guerrier.

Le poison des mythes héroïques portant la masculinité aux nues

La narration du roman de Camille Leboulanger n’est pas classique, puisque l’auteur nous parle à travers la voix d’un conteur — un personnage de cet univers celtique ancestral et fantastique. Cela se reflète dans le style littéraire de l’ouvrage : on se croirait vraiment dans une taverne, en spectateurs fascinés par un conte épique dont l’on veut connaître la suite. C’est d’ailleurs avec le narrateur que les lecteurs et lectrices nouent de prime abord un lien de complicité. Non seulement il nous interpelle régulièrement (« je sais ce que vous pensez »), mais l’on comprend aussi que ce vieux conteur porte un regard ironique, voire satirique, sur l’histoire qu’il nous raconte. Ce ton donne tout son piquant au récit.

Le roman de Camille Leboulanger est celui de la construction d’un homme, pour mieux déconstruire ce que cet homme représente : quand l’on perçoit comment un mythe se forge, celui-ci n’est plus si mythique, et toutes les idées reçues sur lesquelles il repose s’effondrent comme un château de cartes. En l’occurrence, l’auteur ne fait pas seulement s’effondrer le mythe de la virilité, il expose ses rouages les plus insidieux pour mieux montrer son absurdité. Dans ce conte, la virilité « toxique » — une masculinité écrasante, dominante, violente et malgré tout portée aux nues — est un poison qui s’instille d’abord dans l’enfance par la pression sociale et l’éducation, puis qui se déploie comme une maladie incurable.

Résultat, Cuchulainn se fait autant mal à lui-même qu’il en fait autour de lui : sa marque dans l’histoire ne serait-elle pas plutôt une blessure ? « Et après cela ? D’autres combats, d’autres conquêtes. (…) Souvenez-vous : plus qu’une bête, le Chien est une pierre lancée à toute vitesse. Comme un pierre, il ne pourra que blesser ceux qui tenteront de l’arrêter. Songez-y un instant : le voilà, le héros dont vous chantez les exploits depuis votre plus tendre enfance, le voilà celui que tous les guerriers d’Eriu prennent pour modèle. Comme elle devait être lourde, cette pierre, pour avoir laissé une si profonde trace ! »

Camille Leboulanger réussit malgré tout un tour de force : mobiliser de l’empathie envers Cuchulainn. Pourtant, ce personnage apparaît rapidement insupportable : bourru, violent, goujat, compétitif, obtus, bête. Mais puisque l’on assiste à sa construction, on éprouve presque de la peine pour lui. Son horizon est sans cesse limité, enfermé dans une boîte où tout n’est que combat : « Son univers à lui était entièrement constitué de bagarres et de ses rêves de batailles. » Et, dans cette boîte, il est finalement très seul.

Dans un récit à ce point anti-viriliste, quid de la place des femmes ? Avec une telle approche, Camille Leboulanger aurait pu faire le choix de développer davantage leur présence. C’est en partie le cas, mais il fait surtout un choix intermédiaire, peut-être plus intéressant dans la déconstruction de la légende d’une masculinité héroïsée à l’extrême : par la voix du conteur, il explicite le décalage entre leur rôle actif mais leur absence du grand récit tel qu’il est transmis : « Qu’ont-elles de si différent de nous, les femmes ? Je parle d’elles puisqu’il n’y en a pas dans la pièce », affirme le vieux narrateur, qui déclare aussi que Cuchulainn se définit au fond par une « peur » des femmes.

Même si Camille Leboulanger mise sur l’empathie, celle-ci ne lui sert jamais à excuser le Chien. Ce dernier reste profondément pathétique jusqu’à la dernière page du livre, faisant sans cesse les mauvais choix et adoptant le comportement le moins humain possible, alors qu’il aurait toute latitude pour agir différemment s’il n’était pas embrigadé dans son propre virilisme. Déconstruite ainsi, l’impasse que représente ce soi-disant modèle de masculinité, installé depuis si longtemps dans les imaginaires, est flagrante.

  • Le Chien du Forgeron sera disponible le 19 août 2021. La précommande est possible en librairies, y compris en ligne via LaLibrairie

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