Véritable déclaration d’amour à la science-fiction tout entière et chef-d’œuvre SF lui-même, le nouveau roman de Romain Lucazeau est déjà une pièce maîtresse de la littérature française de l’imaginaire. Voilà donc un incontournable de cette rentrée littéraire 2021. Quelques années après Latium qui avait déjà été remarqué, l’auteur revient — chez Albin Michel Imaginaire cette fois-ci — avec La Nuit du Faune, en librairies depuis le 1er septembre 2021.
Astrée est une petite fille âgée de 200 millions d’années. Dernière représentante d’une espèce éteinte il y a bien longtemps, elle est aujourd’hui devenue une sorte de « post-humaine ». Astrée loge seule en haut d’une montagne, en compagnie de quelques robots fort serviables, dans une maison située sur Terre, cachée derrière une forêt et entourée d’une vaste flore. Dès les débuts du roman, elle est rejointe par le faune, qui appartient à une toute jeune espèce, à un stade presque encore préhistorique. Ce voyage est, pour le faune, une quête initiatique : les légendes racontent qu’au sommet de la montagne réside une divinité et il lui faut atteindre cette destination pour acquérir le savoir, guider son peuple. Après avoir quitté son foyer, il a accompli monts et merveilles, défié tous les dangers pour atteindre la divinité de la montagne.
Ainsi se rencontrent Astrée et le faune — qu’Astrée décide de nommer Polémas. Cette confrontation d’êtres aux temporalités si lointaines constitue déjà le premier vertige du roman : « Elle considéra la disproportion entre sa propre existence, plus longue dès à présent que certaines étoiles, et la fragilité anachronique du faune. » Mais Astrée est contrainte d’expliquer à Polémas qu’elle n’a rien d’une divinité et, plus encore, la flamme du savoir ne serait pour lui que désespoir, comme une lumière si puissante qu’elle le rendrait aveugle dans la douleur.
Astrée réalise cependant que le héros, aussi hirsute et préhistorique soit-il, est bien moins primitif qu’elle l’avait jugé de prime abord. Elle décide non pas de lui transmettre la connaissance, mais de lui permettre d’accéder à l’expérience de l’Univers, peut-être car elle aussi a besoin de transcender ses certitudes. La petite fille aux 200 millions d’années emmène dès lors Polémas dans un fabuleux et terrible voyage, physique et métaphysique tout à la fois, aux quatre coins de l’infiniment grand, du système solaire jusqu’aux confins de l’Univers, de la réalité tangible jusqu’à la réalité intangible.
Vertiges d’un voyage métaphysique empreint de « Hard SF »
La Nuit du Faune est une longue poésie, un conte philosophique, un voyage métaphysique et un récit de science-fiction pur et dur : La Nuit du Faune transcende les registres littéraires de la narration. Comme Latium, le premier roman de Romain Lucazeau, ce nouvel ouvrage est construit autour de grandes influences et de références que les passionnés de SF, de science et de philosophie pourront savourer. Mais le roman, fort heureusement, n’est pas un agrégat ni une thèse. Il est une œuvre qui se suffit à elle-même. Une lecture exigeante, c’est une certitude, mais accessible puisque vous pouvez y plonger, qu’importe vos bagages littéraires et philosophiques.
Non sans second degré par instants, l’écriture de l’auteur sait rester descriptive, agréable et entraînante quand il s’agit de poser des repères et de nous raconter une histoire. Romain Lucazeau se laisse aussi magnifiquement emporter au cours d’envolées où l’emphase dans la narration a étrangement toute sa place.
De destinations en rencontres, le voyage de La Nuit du Faune est vertigineux et nous fait régulièrement perdre pied dans sa démesure — en nous guidant toutefois quoi qu’il arrive, ne nous lâchant jamais la main. La littérature touche au sublime quand elle parvient à désarçonner, déplacer, dévier ou tordre notre perception habituelle du réel pour étendre notre expérience du monde. C’est finalement l’essence du récit de voyage autant que de la science-fiction, ce roman reliant les deux. D’une plume ciselée, maîtrisée, mais toujours limpide et qui se laisserait aisément être contée à voix haute, Romain Lucazeau épouse brillamment cette quête d’altérité.
« Le monde se changea en un maelström, un chaos fait de vent, de feu et de glace en proie à la sublimation. Sans visibilité aucune, ils se perdirent même de vue, malgré le flamboiement stellaire qu’ils étaient devenus l’un et l’autre, et qui les protégeait de toute atteinte. Leur avancée sembla durer une éternité : leurs efforts incessants ne leur permettaient de s’enfoncer que peu à peu dans un milieu à chaque instant plus dense, malgré les courants d’une violence inouïe qui fuyaient vers l’espace, malgré les chocs et les tremblements. Et enfin, serrés l’un contre l’autre, tremblants, ils plongèrent sans coup férir dans l’obscurité aqueuse que protégeait, de toute éternité, la croûte glacée d’Encelade. »
Une expérience science-fictive ultime
C’est le même vertige que l’on ressent quand N.K. Jemisin libère les forces telluriques de la planète dans La Cinquième Saison. C’est la même démesure quand Isaac Asimov nous fait vivre une histoire du futur sur des millénaires dans Fondation. C’est le même sentiment de découverte et de richesse imaginaire que l’on vit en parcourant l’univers de Dune. La même rigueur scientifique qui nous décoiffe dans un récit de Greg Egan.
Laa réussite littéraire qu’est ce roman n’en fait pas un roman dépassant la science-fiction. Au contraire, plonger dans La Nuit du Faune revient à plonger dans une expérience science-fictive ultime : une odyssée à la découverte de toute l’altérité qui forge le monde, une exploration mue tant par l’approche scientifique que sociale pour tenter d’appréhender les pluralités de l’existence et pour tisser des liens entre les époques passées, présentes et à venir. La science-fiction est un laboratoire de pensée, où l’expérience est la démarche centrale plus encore que les éventuelles réponses qu’elle apporte.
« Je ne sais pas ce que je cherche. Mais là réside le but et la saveur du voyage. »
Alors oui, le voyage littéraire qu’est La Nuit du Faune confine au chef-d’œuvre. Enfin, nous ne pouvons clore cette chronique sans saluer le travail d’Annouck Faure, artiste à l’origine de l’œuvre qui orne la couverture du roman.
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