« Les gens pourraient tous porter un masque mais ce serait toujours le même visage, pour dissimuler le fait que dorénavant, la donne a changé. »
Skalde et sa mère habitent une région décimée par le dérèglement climatique, provoquant une intense sécheresse et un brouillard persistant. L’adolescente vit dans un monde chaotique où une grande part des animaux a disparu, où les mouettes tombent, mortes, d’un ciel dont elle n’a jamais vu le bleu apaisant. Son monde s’avère également reclus : avant sa naissance, les habitants de la petite commune ont fait sauter le pont, dernier lien avec le reste de la civilisation. Une tentative désespérée pour survivre, l’autarcie donnant une sensation de sécurité.
C’est dans ce contexte post-apocalyptique oppressant que démarre le roman de l’écrivaine allemande Helene Bukowski, Les dents de lait. Il vient de paraître en France, chez Gallmeister, dans une traduction de Sarah Raquillet et Elisa Crabeil. C’est l’une des petites merveilles de la rentrée littéraire 2021 en littérature étrangère.
« Cette canicule interminable me fait halluciner »
Du changement climatique et de son chaos naquit le repli sur soi : en brisant le pont qui les reliait au reste du monde, les habitants de la petite ville imaginée par Helene Bukowski ont aussi brisé les liens humains. Dans Les dents de lait, la survie post-apocalyptique n’est pas une aventure au fil de paysages dévastés et de bâtiments abandonnés, elle est une triste agonie, une dévastation recroquevillée dans l’immobilisme. L’autre est une menace. La peur vient écraser l’altérité, l’angoisse vient fermer les horizons. Le changement est un danger qui doit être repéré et éliminé pour faire perdurer l’apparente sécurité de la permanence. « Même repliée sur toi-même dans la Lande, tu ne serais pas invisible, car ici, ils ont appris à repérer le moindre changement les yeux fermés. »
C’est un monde volontairement monotone et statique que dépeint Helene Bukowski. L’atmosphère est orageuse, car le temps est comme suspendu. Les animaux ont perdu leurs couleurs. Rien ne se crée, rien n’émerge, rien ne vit véritablement. La poésie tragique du roman est d’autant plus prégnante que la romancière raconte le réchauffement planétaire avec une étrangeté quasi surnaturelle, comme une chape de plomb imbibant chaque particule du monde : « Cette canicule interminable me fait halluciner. »
Mais Les dents de lait n’est pas une dystopie, où le bonheur serait un Graal interdit, inaccessible. C’est une fable post-apocalyptique sur la capacité à garder une flamme d’espoir pour se mettre en mouvement, nouer de nouveaux liens humains et ainsi renaître malgré la grisaille.
Cette flamme du renouveau apparaît avec l’arrivée d’une enfant, venue d’une contrée lointaine et à la chevelure flamboyante comme nul pareil parmi les habitants de la région. « Les années passèrent et j’avais abandonné tout espoir de changement. Et là, j’ai trouvé l’enfant. » Skalde, pourtant adolescente et délaissée par sa propre mère, décide d’accueillir la petite fille sous leur toit. Secrètement, d’abord, car les règles de cette communauté interdisent en théorie les nouveaux arrivants. Skalde transgresse le repli sur soi pour choisir la bienveillance, agrandir sa propre famille, créer de nouveaux liens. Un choix, d’ailleurs, qui n’en est pas un, et c’est bien cela le plus percutant dans son attitude : Skalde ne se pose de prime abord aucune question. L’accueil de l’enfant est, pour elle, un acte instinctif. Non seulement l’altérité ne lui fait pas peur, mais elle embrasse cette différence.
La suite, en revanche, sera plus compliquée, puisqu’elle ne pourra pas garder secrète bien longtemps la présence de l’enfant. Il lui faudra alors tenir tête et faire preuve d’une détermination profondément humaine face à l’inhumanité qui l’entoure. Démarre alors la chronique d’une rébellion individuelle contre l’autarcie, doublée d’un récit initiatique sur l’importance de la différence et de l’impermanence dans nos vies.
Magnifique premier roman, Les dents de lait repose sur une narration épurée dont émane une apparente simplicité. Mais l’écriture d’Helene Bukowski trouve justement sa singularité dans sa force tranquille. À l’image de l’approche intime de Dans la forêt de Jean Hegland, l’atmosphère est calme, si ce n’est contemplative, mais la puissance des évocations bouleverse. C’est en nous happant ainsi que Les dents de lait se dévore vite, avec une forme d’urgence, mais aussi un certain plaisir — car encore une fois, ce n’est pas un roman si désespéré.
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