Peut-on vraiment mesurer la popularité d’une série, à l’ère des plateformes de vidéo à la demande par abonnement (SVOD) ? La réponse n’est pas aussi évidente qu’on le penserait. Netflix l’a encore montré récemment, en dévoilant de nouveaux chiffres en apparence très parlants, et pour autant pas si éclairants que ça.
« On essaie d’être plus transparents avec nos talents et avec le marché », a pourtant brandi Ted Sarandos, le co-CEO de la multinationale américaine, alors qu’il était invité de la Code Conference, organisée par le média Recode (Vox Media), le 27 septembre 2021. Il a alors présenté deux diapositives censées montrer la « popularité » des programmes originaux de Netflix (soit ceux que la multinationale produit et finance, à l’inverse d’autres séries dont elle n’achète que les droits de diffusion, parfois exclusivement).
Qu’est-ce qui compte pour un « spectateur » sur Netflix ?
Sur le premier carton, on lit des informations que l’on connaissait déjà : le nombre de comptes Netflix ayant « regardé » une série, selon Netflix. En tête, la Chronique des Bridgerton affiche un immense « 82 millions », et la série française Lupin arrive deuxième avec 76 millions de comptes.
Il s’agit ici d’une méthode très spécifique de comptage, entérinée par l’entreprise en janvier 2020 : vous comptez comme un « spectateur » à partir du moment où vous avez visionné les deux premières minutes d’un programme (pendant les 28 premiers jours qui suivent sa mise en ligne).
Conscient des limites de cette méthode de comptage (qui lui permet par ailleurs d’afficher des chiffres 35 % plus élevés qu’auparavant) Netflix parle plutôt « d’intention de visionnage » plutôt que « d’audience ». Il y a, depuis quelque temps, trois types de spectateurs et spectatrices, pour la plateforme de SVOD :
- Les « starters » : comptabilisés à partir de deux minutes de visionnage d’un film ou épisode de série,
- Les « watchers » : comptabilisés à partir de 70 % d’un épisode ou d’un film,
- Les « completers » : celles et ceux qui ont regardé au moins 90 % d’un film ou d’une saison d’une série.
Or, une série qui a engrangé beaucoup « d’intentions de visionnage » peut-elle vraiment être qualifiée de « populaire », si le public a potentiellement décroché après quelques minutes ? Pour Netflix, ce marqueur est pertinent, car il permet de mettre sur un pied d’égalité une série de 13 épisodes de 60 minutes, un film de 2 heures et une mini-série de 8 épisodes de 30 minutes. Mais il donne peu d’indications sur le comportement réel des clients de la plateforme.
Comptabiliser la quantité d’heures visionnées a-t-il du sens ?
Alors, Ted Sarandos a dégainé une autre diapo, censée faire la lumière sur ces questions. On y voit un classement des 10 films et 10 séries originales Netflix les plus « populaires », cette fois en termes d’heures de visionnage. On retrouve quelques séries et films en commun avec les tableaux présentés, mais les classements varient tout de même énormément.
En termes de séries, par exemple, Lupin, qui était dans le top 2 des intentions de visionnage, sort complètement du classement du nombre d’heures. Et pour cause : la première saison de la série avec Omar Sy ne compte que 5 épisodes, et peut se regarder en moins de 4 heures.
Il s’agit d’une goutte d’eau par rapport à la saison 2 de 13 Reasons Why avec ses 12,5 heures de contenu. Théoriquement, il faudrait que trois fois plus de comptes regardent en entier la saison 1 de Lupin pour arriver au même chiffre que 13 Reasons Why en termes de volume horaire de visionnage. Il n’est donc pas étonnant que cette dernière se positionne dans le TOP 10 des séries dont le plus d’heures ont été consommé (496 millions d’heures, ce qui correspond à environ 40 millions de comptes qui auraient regardé en entier ce volet de 13 épisodes, selon nos calculs), et pas Lupin.
Mécaniquement, selon cette méthode de comptage, les séries originales de Netflix qui ont le plus d’épisodes (et des épisodes longs) bénéficient d’un « boost », contrairement à celles qui ont des épisodes courts (le format des 28 minutes étant très fréquent) ou moins d’épisodes par saison. Par exemple, la saison 4 de la Casa de Papel ne compte que 8 épisodes de 45 minutes (soit 6h30 de contenu), et a un volume d’heures consommées très élevé par rapport à d’autres, ce qui signifie que beaucoup plus de comptes l’ont regardée (environ 93 millions, selon nos calculs) que 13 Reasons Why. Pourtant, dans le tableau de Ted Sarandos, elles ne sont pas si éloignées.
Si on se basait sur le nombre de comptes qui, en moyenne, ont regardé chaque saison en entier (en prenant le volume total divisé par le volume horaire dans une saison), on tomberait sur un classement bien différent, qui montre un gros écart de nombre de comptes uniques ayant regardé une série, pour un faible écart de volume horaire.
Séries Netflix | Moyenne de comptes ayant regardé toute une saison (en millions) (calcul Numerama) | Volume d’heures regardées en millions (chiffres Netflix) | Heures dans la saison |
La Casa de Papel, saison 4 | 93,79 | 619 | 6,6 |
Stranger Things, saison 3 | 78,65 | 582 | 7,4 |
Bridgerton | 77,16 | 625 | 8,1 |
The Witcher, saison 1 | 68,48 | 541 | 7,9 |
La Casa de Papel, saison 3 | 66,56 | 426 | 6,4 |
Stranger Things saison 2 | 54,74 | 427 | 7,8 |
You, saison 2 | 51,64 | 457 | 8,85 |
Ginny et Georgia, saison 1 | 42,81 | 381 | 8,9 |
13 Reasons Why, saison 2 | 39,68 | 496 | 12,5 |
13 Reasons Why, saison 1 | 39,67 | 476 | 12 |
Prendre le réflexe d’interroger les chiffres, les comparer et les contextualiser
Faut-il en déduire que le décompte du volume horaire regardé par série est inutile ? Pas complètement. Le temps est un volume incompressible et une denrée de plus en plus rare. Si une personne choisit de passer 13 heures devant une série Netflix, ce sont 13 heures qu’elle ne passera pas à visionner une série sur Disney+. Les programmes capables de retenir les abonnés très longtemps sur la plateforme auront un intérêt, comme d’autres, plus courts, peuvent avoir d’autres fonctions (attirer de nouveaux abonnés, par exemple).
C’est pour cette raison que Reed Hastings, le CEO de Netflix, a pour habitude de dire qu’il se considère aussi bien en concurrence avec Apple TV+ qu’avec le jeu en ligne Fortnite : il s’agit d’une plateforme où les jeunes vont passer du temps, et ce temps ne sera pas utilisé pour regarder Netflix.
Pour les observateurs extérieurs en revanche, la donnée a moins de sens. Un dénominateur plus clair serait de connaître le nombre de « completers » par film ou série, soit : combien de spectateurs ont regardé en entier (ou presque) une série ? Cependant, il serait encore une fois difficile de prendre cet indicateur pour comparer des programmes entre eux, vu combien ils varient en termes de format et de durée. Il serait plus raisonnable de considérer que toutes les données sont bonnes à prendre, mais qu’il convient de bien les analyser et en nuancer la portée. Rappelez-vous : en 2018, Netflix vantait la popularité de ses séries originales en mettant en avant… le nombre d’abonnés Instagram qu’avaient gagnés leurs acteurs et actrices.
On peut également, parfois, s’autoriser à ne pas commenter certains chiffres ou classements, lorsqu’ils ne sont accompagnés d’aucun contexte ni méthode (comme ce fut le cas pour le « Top des séries et films les plus regardés en France » partagé par Netflix en 2019, qui ne voulait rien dire).
Pour cette raison, il sera toujours difficile de dire si une série est « populaire » ou non : tout ce que l’on peut affirmer, par exemple pour Lupin, c’est que 76 millions de comptes Netflix ont regardé au moins 2 minutes du premier épisode, et que c’est autant de comptes qui ont regardé au moins 2 minutes du premier épisode de The Witcher. On sait aussi que ce nombre est grand, par rapport aux 209 millions d’abonnés mensuels de la plateforme. Et on ne sait pas combien de personnes sont allés au-delà de ces 2 minutes de visionnage. Voilà, c’est tout.
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