Le 13 janvier dernier, à l’occasion d’une vente organisée par la maison Heritage Auction, une planche originale tirée d’un comic book Marvel a atteint la somme record de 3,36 millions de dollars. Dessinée par Mike Zeck, à partir d’un scénario de Jim Shooter, cette page montre le superhéros Spider-Man revêtu pour la première fois de son costume noir qui, dans les années 1980, a remplacé un temps sa classique tenue rouge et bleue.
Le montant atteint par la vente peut sembler surprenant, le dessinateur de la planche étant loin d’être aussi connu que les grands noms généralement associés aux sommets des ventes comme Hergé ou Robert Crumb. Ce montant reflète cependant le croisement de plusieurs logiques, liées à la fois au « monde de l’art », étudié par le sociologue Howard Becker, et aux stratégies de valorisation multisupport des industries culturelles. S’y ajoute une dimension bien spécifique à une partie du « monde des comics », analysé notamment par le chercheur en communication et en littérature Bart Beaty, qui fonde dans la narration et ses moments clés la valeur patrimoniale des œuvres.
Qu’est-ce qui détermine la valeur d’une planche comme celle-ci ?
Il y a une trentaine d’années, la sociologue Raymonde Moulin montrait comment la valeur de l’art se construit à l’articulation du marché et du musée (L’artiste, l’institution et le marché, 1992). Le contexte ici est différent – notamment en raison d’un rôle encore limité des institutions et politiques culturelles dans ce domaine –, et c’est dans une autre configuration que se détermine la valeur d’une planche comme celle du costume noir de Spider-Man. Sa valeur patrimoniale et marchande se situe à l’articulation entre un personnage (plutôt qu’un artiste), sa présence sur les écrans par ses adaptations audiovisuelles et le marché, en expansion, des planches originales.
Tout d’abord, si le phénomène de la vente des planches originales est désormais familier, certaines de ses dimensions méritent d’être rappelées. Une telle vente repose en effet sur une opération permettant le passage d’un objet reproduit (ici, le comic book) à un objet unique, sur le mode de l’œuvre d’art. Cela suppose d’isoler une étape particulière d’un processus collectif et industriel – la fabrication d’un ouvrage imprimé –, celle du dessin, et de considérer que c’est là que se trouverait l’œuvre originale, quand bien même celle-ci serait finalement assez différente de son pendant imprimé et plus connu. Ce faisant, le processus revient aussi à fragmenter ce qui était destiné à une autre appréhension, c’est-à-dire un récit fait pour être imprimé et lu. La mise en avant de la planche originale crée la rareté nécessaire à la valorisation symbolique et marchande de l’objet, coupé de son origine éditoriale. C’est donc par un décalque de pratiques et de critères du monde de l’art que la planche de comics acquiert sa valeur.
Pour la planche considérée ici, d’autres critères entrent cependant en ligne de compte. De manière centrale, ce n’est pas du côté de l’artiste – et les éventuelles qualités esthétiques qu’il a données à la planche – que la valeur marchande est à trouver.
Les planches précédentes de Mike Zeck n’ont jusqu’alors jamais atteint, et de très loin, de sommes équivalentes à celle de cette vente.
Plutôt que sur la réputation de son auteur, la planche vendue à 3,36 millions de dollars s’appuie sur la notoriété particulièrement forte du personnage qu’elle représente – ou plutôt, des personnages.
La moitié de la planche est occupée par un dessin en pied de Spider-Man, habillé en noir. Cette case rassemble en fait deux voire trois personnages. Découvrant son nouveau costume, il s’agit tout d’abord de Spider-Man lui-même, Peter Parker.
Mais, comme les lecteurs de l’époque l’apprendront progressivement, ce costume se révélera être une créature extra-terrestre autonome, désireuse de trouver un hôte avec lequel vivre en symbiose. Ce « symbiote » (selon les termes du récit) quittera plus tard Peter Parker pour nouer des relations, plus ou moins durables, avec d’autres humains, donnant lieu à la naissance d’un autre personnage, Venom, à la fois « super-vilain » et (anti-)héros. Nés et largement déclinés dans les comic books, Spider-Man et Venom ont tous deux fait l’objet d’adaptations télévisuelles et surtout cinématographiques (neuf longs métrages en 20 ans pour Spider-Man, deux depuis 2018 pour Venom). Et ces nombreuses adaptations, à succès, se sont accompagnées d’autres déclinaisons, en jouets ou jeux vidéo.
Au-delà des comics, Spider-Man et, dans une moindre mesure, Venom sont donc des figures de la culture médiatique contemporaine issue des industries culturelles. Dans cette perspective, la planche au costume au noir acquiert un autre statut, celui d’un artefact historique, qui trouve sa place dans l’histoire de la « pop culture ».
Des expositions comme celles organisées il y a quelques années par le musée Art Ludique à Paris sur les héros Marvel et DC montraient bien comment planches originales, accessoires de tournage, reproductions ad hoc pouvaient se mêler dans un même cadre à vocation patrimoniale, tourné vers les contenus multisupports des industries culturelles. C’est dans ce contexte à la fois médiatique, industriel et patrimonial, autant que dans celui du marché de l’art plus classique, que se construit aussi la valeur de la planche au costume noir.
Le moment où Peter Parker enfile son nouveau costume pour la première fois
D’autres planches de Spider-Man en costume noir ont déjà été vendues, dessinées par Mike Zeck ou par d’autres sans jamais atteindre le montant de janvier 2022. Au-delà des éléments déjà évoqués, c’est alors une autre dimension qu’il faut prendre en compte : la façon dont, dans le monde des comics (tout particulièrement de superhéros), les œuvres sont aussi hiérarchisées au regard de leur inscription dans un cadre simultanément éditorial et narratif.
Ce système de valeur peut s’observer très directement dans les guides destinés aux collectionneurs de comics, les price guides tels que le Overstreet Comic Book Price Guide publié depuis 1970. Les cotes des anciens numéros y sont établies, sans surprise, selon la popularité des séries, des personnages et/ou des auteurs ou selon la rareté des exemplaires. Mais les « key issues » (numéros clés, davantage recherchés et, donc, cotés) renvoient aussi à ce qui est considéré dans ce cadre spécifique comme un événement particulier. Cela peut renvoyer par exemple à la première apparition éditoriale d’un personnage ou à la première couverture qui lui est consacrée. Des considérations narratives s’ajoutent à ces premiers critères. Ce sont alors les moments-clés de la vie des personnages qui sont retenus : origines, principaux combats, décès, mariage… Ou nouveau costume.
Compte-tenu de son succès et des nombreux prolongements qu’il a entraînés, le costume noir de Spider-Man est une figure exemplaire de ces pratiques. Dans les guides de collectionneurs ou sur les sites de vente, on peut ainsi trouver des recensions très précises de toutes les premières apparitions de celui-ci, depuis ses premières annonces publicitaires dans des magazines périphériques jusqu’à son dévoilement intégral en couverture ou dans les pages intérieures des épisodes de Spider-Man.
Si on lit attentivement ces inventaires, on se rendra compte que la page vendue à prix record, datant de décembre 1984, n’a été publiée que sept mois après l’introduction régulière du costume noir dans les différentes séries mensuelles consacrées à Spider-Man… Elle est donc loin de constituer une « première apparition » au sens éditorial. Selon les mêmes listings, ce qui fait sa spécificité, c’est qu’il s’agit là de sa « première apparition dans la continuité » du récit. Bien que parue des mois après de nombreuses autres pages, c’est bien elle qui représente le moment précis où Peter Parker enfile son nouveau costume pour la première fois. La planche à 3,36 millions de dollars trouve donc son caractère exceptionnel dans la place incontournable qu’elle occupe dans la « continuité » narrative de Spider-Man et au-delà dans celle de tout l’univers Marvel.
Des logiques narratives et commerciales qui s’imbriquent
La continuité doit être entendue ici comme la cohérence intertextuelle que respectent les récits d’un même éditeur dans leur représentation des personnages, des événements, de la chronologie et de l’espace et ce, quels qu’en soient les auteurs. Pour le dire autrement, tous les épisodes de tous les comics Spider-Man (ou presque) s’inscrivent dans une même trame narrative partagée qu’ils prolongent et approfondissent.
Cette cohérence narrative n’est pas propre aux comics de superhéros – elle se trouve au cœur des « constellations » fictionnelles qui, comme l’a montré la chercheuse en littérature Anne Besson, sont si présentes dans l’imaginaire contemporain. Mais elle est absolument centrale pour le genre super-héroïque, tel que les éditeurs américains l’ont construit depuis les années 1940 et surtout 1960.
Cette continuité est inséparable de son contexte de production, fondé sur une réalisation collective et régulière de contenus à suivre publiés dans les périodiques que sont les comic books. Elle constitue un moyen commercial en elle-même : fidéliser les lecteurs par un récit sans fin, créer un fil narratif entre différents contenus, éventuellement commercialisés sur différents supports. C’est ce que Marvel a fait avec succès dans les comics et a plus récemment importé au cinéma, avec les Avengers ou les versions live ou animée de Spider-Man.
Les évolutions du récit général que trace la continuité reflètent aussi les stratégies commerciales de l’éditeur, qu’il s’agisse de mettre en avant tel ou tel personnage ou d’établir des synergies avec les déclinaisons dans d’autres médias. A nouveau, le cas du costume noir de Spider-Man est exemplaire ici. Son apparition est liée à la série Marvel Super Heroes Secret Wars que Marvel a publiée entre 1984 et 1985 (et dont la planche vendue par Heritage Auction est tirée). Cette série de douze numéros a été produite par l’éditeur en réponse à une sollicitation de Mattel.
La célèbre marque de jouet était désireuse de lancer une nouvelle gamme de figurines et d’accessoires. Le projet consistait alors à créer un événement inédit dans les comics Marvel, avec le lancement d’une série spéciale rassemblant de manière spectaculaire les principaux personnages de l’éditeur pour les faire s’affronter sur une planète lointaine. La trame de la série incluait des péripéties permettant des déclinaisons diverses en jouets – et par exemple de proposer plusieurs figurines d’un même personnage, une rouge et bleu et une noire pour Spider-Man. Avec la vente record de la planche, le costume noir, dont l’introduction avait été explicitement pensée pour ses retombées commerciales, continue de produire ses effets.
Un retour au récit
D’autres facteurs seraient sans doute à considérer pour éclairer la vente de janvier, telle que l’arrivée d’investisseurs atypiques sur ce type de marché prêts à investir de manière inattendue de très fortes sommes, comme l’a montré l’exemple récent du storyboard du Dune – mais l’identité de l’acheteur de la planche de Spider-Man n’a pas été révélée. Cependant, c’est bien dans les logiques croisées de l’œuvre unique, de la notoriété médiatique et du moment clé narratif que se trouve l’attribution d’une valeur si forte à cette planche.
La planche plutôt que le comic book, le(s) personnage(s) plutôt que l’artiste, le moment clé plus que sa représentation : ce sont là autant de substitutions ou déplacements que produit la rencontre des mondes de l’art et des comics dans un contexte d’industries culturelles. Au regard de ces opérations, le comic book paru en décembre 1984 et son histoire de superhéros en guerre secrète sur une planète perdue peuvent sembler bien loin.
Mais paradoxalement, alors que la vente d’une planche de bande dessinée fragmente un ensemble originellement fait pour être lu, les autres logiques qui sont à l’œuvre ici viennent réinscrire la page du costume noir de Spider-Man dans le récit dont elle est issue. C’est par ce qu’elle raconte du héros et de son univers fictionnel que cette planche trouve sa valeur patrimoniale et marchande.
Jean-Matthieu Méon, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, CREM, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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