Un immense carré blanc, vide et sans le moindre pixel art. Pour qui se connecte ce mardi 5 avril, la visite de /r/Place sur Reddit peut surprendre. L’incroyable fresque composée d’une myriade de mosaïques pixelisées a disparu. Au revoir les drapeaux, les personnages de manga, les emblèmes de streamers : /r/Place n’est plus.
Cet espace désormais réduit au néant n’a rien d’étonnant : l’expérience collaborative /r/Place a pris fin dans la nuit du 4 au 5 avril 2022. « Merci à tous ceux qui ont participé. Peut-être que le véritable art a été les amis que nous nous sommes faits en cours de route », lisait-on dans le message d’annonce d’un administrateur, publié vers 1 heure du matin.
Une guerre de territoires
Mais à l’issue de l’évènement /r/Place, il n’est pas certain que les internautes français estimeront s’être fait de bons amis de l’autre côté des Pyrénées et, inversement, rien ne dit que les Espagnols ont renforcé leurs liens avec notre communauté. Car si tout est blanc aujourd’hui sur /r/Place, une terrible guerre franco-espagnole a eu lieu la veille.
Avant de vous la conter, rappelons d’abord le but du jeu. /r/Place est une expérience sociale dans laquelle les membres de Reddit peuvent remplir une zone blanche avec des petites tuiles de couleur toutes les cinq minutes. Avec de la coordination, il était possible de faire du pixel art et les internautes ne s’en sont pas privés. En plus de créer, il fallait défendre ses territoires pour s’assurer que d’autres communautés ne la volent pas.
Vers la fin de l’évènement, la toile ressemblait à ça :
Cette expérience sociale a connu son lot de drames, car la zone de jeu était limitée. Pour s’agrandir, il fallait empiéter sur le voisin, ce qui pouvait déclencher d’âpres batailles. L’issue, en général, se concluait soit par une annexion de territoire, soit par une trêve permettant à tout le monde de passer à autre chose, avec parfois un projet de pixel art en commun (les communautés discutaient entre elles grâce à des représentants sur Twitch).
Dans beaucoup de zones, tout se passait bien. Mais pas dans le coin inférieur gauche de la carte.
Une terrible bataille franco-espagnole
Car dans ce coin inférieur gauche de la carte, les Français avaient décidé de s’établir et de s’établir fermement, sur une large zone. Une surface a été prise par la communauté française de Twitch et contrôlée jusqu’à la fin de /r/Place, grâce à un incroyable roulement nocturne. On peut d’ailleurs voir dans l’image ce que le travail de pixel art a donné, avec de nombreux clins d’œil.
Et c’est dans cette partie de la carte, essentiellement, que s’est déroulée une grande guerre franco-espagnole ou, plus exactement, une rivalité entre les principaux streameurs français de Twitch et leurs homologues espagnols, chaque camp jetant sa communauté dans la bataille pour tenter d’avoir le contrôle de cette grande bande de pixels.
On avait déjà eu un aperçu de cette « pixel war » au cours du week-end du 2 et 3 avril, mais aussi dans la nuit de dimanche à lundi. Nous avions alors partagé un compte-rendu détaillé de la guerre des pixels sur Reddit et de l’action des streameurs français pour garder leur lopin de terre virtuel. Cela n’a pas coupé : dès le lendemain soir, le conflit a repris.
En fin d’après-midi et début de soirée, rien n’aurait pu toutefois laisser présager d’une bataillée rangée pendant des heures — nonobstant ce qui s’était passé la veille.
Pas touche à Zizou
Car au début, tout était encore bon enfant. En allumant son direct, Zerator s’est amusé avec sa communauté à glisser des « easter eggs » en pixel art — des baguettes — dans quelques dessins déjà réalisés, plutôt que de vandaliser quoi que ce soit. Si tout le monde n’était pas d’accord avec cette démarche, car elle pouvait dénaturer des œuvres, le rendu n’a pas été si affreux. Et puis, si cela gênait, les baguettes étaient effacées.
Pendant ce temps, Kameto et d’autres streameurs continuaient à remplir la zone du drapeau français à l’aide d’un calque pour ajouter du pixel art : le Musée du Louvre à gauche, Jinx de la série animée Arcane au-dessus, Rémy de Ratatouille et sa cuillère à droite, Thomas Pesquet au centre, la « lo-fi girl », un croissant, les Daft Punk, l’Arc de Triomphe… Et, surtout, les sourcils de Zizou, Zinedine Zidane, choisi comme porte-drapeau de la France sur /r/place.
Par rapport à la veille, les Français étaient toutefois mieux préparés et savaient à quoi s’attendre, si jamais la situation devait se tendre. D’autres streameurs, absents la veille, étaient prêts à rallier le front. On pouvait entendre dans le Discord commun des personnalités comme Domingo, Squeezie, Rivenzi ou Sardoche. Et derrière se trouvait leur communauté, prête à être mobilisée pour défendre le pré carré français.
Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y a eu de quoi faire lundi soir. Comme l’a dit un streameurs français en début de soirée, si ce bras de fer pour des pixels était bon enfant au début, il est vite devenu beaucoup plus sérieux. Finies les taquineries. Les choses ont pris un tour beaucoup plus personnel, avec un vernis d’ego de chaque camp qui ne voulait plus rien lâcher, ni même trouver un terrain d’entente.
Pour une raison encore obscure, la communauté espagnole emmenée par les streameurs Ibai et Rubius n’a semblé avoir qu’un seul but à la fin : détruire le pixel art français ou, du moins, s’installer à cet endroit, en partie ou en totalité. C’est en tout cas l’impression qui est ressortie, compte tenu de l’insistance avec laquelle les Espagnols revenaient sans cesse.
D’aucuns ont supposé que cette pixel war s’est transformée en bataille de fiertés et que des streameurs comme Rubius, qui compte plus de 18 millions d’abonnés sur Twitter, ne pouvaient pas perdre la face contre Kameto, streameur français qui n’a « que » 662 000 fidèles. Un petit streameur ne pouvait pas tenir tête à un gros, comme s’il y avait une hiérarchie tacite à respecter.
Les Espagnols ont créé des alliances
Mais ici que ce n’est pas la taille de la communauté qui compte, mais son engagement. Et en la matière, la France est douée. Les streameurs de Twitch ont pris l’habitude de collaborer, à travers des évènements divers, que ce soit d’esport ou à des fins caritatives (comme la Zlan et la Zevent), ou bien simplement pour se faire une soirée.
Résultat, les streameurs français se connaissent plutôt bien et, surtout, sont plutôt habitués aux longs marathons de streaming. Pour qui connaît le Zevent, ce n’est pas une surprise : c’est un évènement qui s’étale sur plusieurs jours où les convives doivent tenir le plus longtemps possible pour soutenir une cause humanitaire, que ce soit Amnesty International ou Action contre la faim.
Grâce à cette expérience, les Français étaient organisés, prêts et motivés. De l’autre côté, les communautés étaient certes massives, mais semblaient moins rompues à ce type d’exercice. Cela s’est reflété par la manière dont Ibai et Rubius ont cherché à prendre le dessus en tentant de conclure à la hâte toutes sortes d’alliances, avec des streameurs américains ou même la communauté BTS.
BTS est le nom du plus important représentant de K-pop. Ce groupe de musique sud-coréen rencontre une popularité phénoménale y compris en Occident, surtout chez les ados. Par le passé, le public de BTS a montré qu’il pouvait se mobiliser très vite avec une importante force de frappe. Rubius le savait et avait en tête un plan machiavélique.
Pour vaincre la France, le streameur espagnol souhaitait dessiner le logo du groupe de musique sur la bande blanche du drapeau tricolore. Il savait que cela allait obliger Kameto, Zerator et les autres à intervenir pour l’enlever. Il suffisait ensuite de « clipper » ce nettoyage pour s’en servir comme preuve censée démontrer l’hostilité des streameurs français envers BTS.
Les lignes tenaient mais, l’heure avançant, tout le monde savait que les fuseaux horaires allaient finir par se retourner contre nous. La nuit tombait en Europe et les internautes soutenant la défense de la zone allaient rejoindre Morphée. Aux USA, le jour se levait et tout le monde redoutait l’arrivée des Américains, réputés proches des Espagnols.
Bref, les prochaines heures promettaient d’être difficiles.
Mais les Nord-Américains comme HasanAbi, Mizkif ou xQc savaient les Français très déterminés à ne rien lâcher et à revenir sans cesse : ils l’avaient prouvé la veille en repoussant des dizaines d’attaques de pixels et en rebâtissant à l’identique, mieux parfois, leur pixel art. Se lancer dans une nouvelle bataille contre les Français faisait en outre courir le risque de représailles sur leurs propres œuvres.
C’est alors qu’un nouveau round de négociation s’est ouvert.
Rubius a parlementé avec Mizkif pour essayer de le rallier à sa cause. Il lui a dit qu’il était là depuis le début sur sa chaîne et lui a offert 50 abonnements Twitch (« subs »). Il lui a promis d’être là pour lui en cas de besoin et a multiplié les gestes envers les fans, ce que les Français ont d’ailleurs jugé faux et grotesque, preuve qu’il était prêt à toutes les compromissions pour gagner.
Au début, Mizkif s’est montré hésitant et ne voulait pas soutenir Rubius, pensant que son entreprise n’irait nulle part. Côté français, la décision a été prise très vite de ne plus du tout parler avec les Espagnols. La France pensait que les streameurs adverses se servaient de cette « guerre» pour créer du « drama », sans avoir le moindre intérêt pour le but de /r/Place, soit construire du pixel art.
C’est d’ailleurs ce qu’a expliqué Kameto en s’invitant un moment sur la discussion vocale avec les Nord-Américains. Kameto a demandé aux Américains de lui montrer les réalisations d’Ibai ou Rubius sur la fresque : « Qu’est-ce qu’ils ont construit ? ». Il fallait se rendre à l’évidence : les streameurs espagnols n’ont pas réussi à bâtir quoi que ce soit de durable sur le canevas. Les Français s’en sont beaucoup moqués.
Les Espagnols ont, il est vrai, argué que les Français prenaient objectivement bien trop de place et que, du coup, ils empêchaient les autres de s’installer. C’est ce qu’a dit notamment HasanAbi, en estimant que les Allemands s’étaient montrés plus habiles : leur drapeau était plus étroit et, surtout, accueillait en bonne intelligence d’autres œuvres.
Mais la place prise par les Français l’a été lorsque la partie inférieure de /r/Place a été ouverte. Il s’agissait alors d’un terrain vierge. Les Espagnols auraient très bien pu se mettre autre part et construire leur zone. Les Français ont même tenté à un moment de dégager un autre espace, de l’autre côté de /r/Place, pour que n’importe qui puisse s’y mettre. En écrivant « Free » en grosses lettres.
À mesure que l’on s’enfonçait dans la nuit, la situation devenait de plus en plus laide : dans le coin inférieur gauche de /r/Place, cela faisait bien longtemps que la facétie a laissé place à une bataille rangée pour l’honneur. Mais d’honneur, les streameurs espagnols ont été accusés d’en manquer, car les dénonciations de tricherie ont fini par apparaître côté français.
La technique des saisons
Depuis le début ou presque, les Français étaient accusés de frauder le jeu avec des scripts et des bots, pour automatiser leurs actions. L’affaire s’est avérée être une mauvaise compréhension des calques (« overlays ») utilisés par le camp de Kameto pour savoir ou placer correctement les tuiles de couleur et ainsi reconstruire les dessins à chaque fois qu’ils vandalisés.
Mais ces calques ne servaient que de points de repère. À aucun moment ces outils visuels ne plaçaient eux-mêmes les tuiles. C’était la communauté, selon un système de rotation assez malin (quatre équipes réparties selon les dates de naissance en hiver, printemps, été, automne intervenaient pour nettoyer la zone dès qu’on les appelait à l’oral), qui positionnait les tuiles. L’objectif était de ne pas dépenser tous ses pixels d’un coup, au risque de souffrir d’une autre attaque. La technique des saisons a fonctionné, à chaque fois.
Les Espagnols, eux, ont été accusés justement d’automatiser leurs actions et de ne pas recourir à des calques passifs. Des clips accusateurs ont d’ailleurs été capturés, à l’image de celui relayé par Sardoche sur Twitter mettant en cause Ibai. Il lui a été reproché de se servir d’un outil permettant de régénérer en continu le logo BTS. « C’est définitivement de la triche, Ibai », lui a-t-il lancé.
1h du matin : Le début de la fin
Cette guerre de pixels a duré ainsi pendant des heures, jusqu’à un tournant. À partir d’une heure du matin, stupeur générale : plus aucune tuile de couleur ne fonctionne, à l’exception de celle toute blanche. Très vite, on comprend que ce n’est pas un bug, mais c’est le début de la fin pour /r/Place, qui se voulait un lieu éphémère pour du pixel art. Tout va s’effacer et la toile sera de nouveau vierge.
Or, ce procédé s’est avéré désavantageux pour les Français. Comme c’était dans le précarré hexagonal qu’il y avait le plus d’activité (pour attaquer et pour défendre), cela a eu pour effet d’effacer très vite toute la zone. Un espace blanc est apparu en quelques instants, aidé d’ailleurs par les outils d’automatisation dont les Espagnols ont été accusés de se servir.
Celles et ceux qui ont assisté à cette destruction finale un peu particulière ont peut-être vu les Espagnols exulter. Ça y est, les Français étaient enfin battus. Leur drapeau tricolore était enfin remplacé par leur vrai drapeau, le drapeau blanc, parce qu’il y a une blague tenace sur Internet qui dit que les Français sont évidemment des couards et qu’ils n’ont cessé de se rendre pendant les guerres.
Rubius et Ibai n’ont pas cessé de multiplier les plaisanteries, quitte à déborder de Twitch et Reddit. Des tweets ont été lancés pour troller les Français, à grands coups de mèmes. Pendant un instant, même la page hispanophone de Wikipédia dédiée à la France a été vandalisée pour remplacer le nom du pays par RubiusLand, comme si Rubius avait gagné.
Les Espagnols étaient ravis et estimaient avoir gagné. Ils avaient prévenu qu’ils ne laisseraient jamais les Français tranquilles s’ils ne satisfaisaient pas leur demande de leur céder une portion de leur place. Cela, quand même ces derniers leur avaient proposé de s’installer ailleurs, quitte à les aider. Les streameurs espagnols revendiquent la victoire, mais n’ont finalement rien construit.
Côté français, le final de /r/Place ne s’est pas passé comme prévu, évidemment.Il était impossible de savoir à l’avance quand la plateforme allait arrêter de marcher de cette manière. Hélas, au moment où les équipes de Kameto essayaient de tout rebâtir, une fois encore, l’effacement était en train d’arriver. C’était trop tard, c’était fini. L’ultime image serait un champ de ruine, mais avec le drapeau sauf. On avait perdu le pixel art, mais pas les trois couleurs.
Comme les Espagnols, les Français revendiquent aussi la victoire. Et c’est peut-être la leur qui s’imposera à long terme, car les streameurs français s’enorgueillissent de deux choses : d’abord, ils ont défendu leur pixel art pendant plusieurs heures et, ensuite, ils n’ont pas passé une bonne partie de l’évènement à chercher systématiquement à détruire le travail d’autrui. La communauté française a impressionné le monde.
C’est ainsi que s’est achevé /r/Place en 2022, en tout cas pour l’histoire atypique et mémorable du coin inférieur gauche de la fresque.
À la fin, lorsque les Français se sont déconnectés progressivement devant le néant avançant progressivement sur la fresque, Kameto a tenu un ultime appel en vocal avec les Américains pour lever toute animosité et se serrer en quelque sorte la main de façon virtuelle, en signe de respect et parce qu’à la fin, tout le monde s’est amusé quand même. C’est peut-être là l’essentiel.
Même Rubius a lâché un tweet pour féliciter les Français et donner rendez-vous dans cinq ans, pour le prochain /r/Place.
De ce /r/Place 2022, il ne reste que des souvenirs, des mèmes en pagaille et, surtout, le panache français. Allez, on se retrouve à la Coupe du monde !
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