Faut-il faire parler les morts ? Dans cet article, nous n’allons pas tenter de répondre à cette question très philosophique. Ce qui nous intéresse sur Numerama, c’est l’incroyable travail technologique réalisé par Thierry Ardisson et ses équipes pour Hôtel du temps, une nouvelle émission proposée depuis le lundi 2 mai 2022 sur France 3 et la plateforme France TV. Ce projet, dont on entend parler depuis quasiment trois ans, est aussi innovant que controversé. C’est Thierry Ardisson qui explique le mieux son concept dans l’introduction : « Après avoir interviewé tout le monde, il me restait l’autre monde ».
Dans Hôtel du temps, oubliez les artistes que l’on voit sur tous les plateaux TV. Thierry Ardisson, à qui l’on doit déjà certains des concepts les plus modernes de la télévision française, a créé un format ressuscitant les morts. Cette émission, plus proche du film-documentaire que du talk show (chaque épisode dure 1h40), a pour invité une personnalité décédée, qui parle à Thierry Ardisson à la première personne. Comment ça fonctionne ? C’est ce qui nous intéresse ici.
Des deepfakes et du rajeunissement
Dans le premier épisode de son émission, Thierry Ardisson se rend dans l’Hôtel du temps (qui est en réalité l’Hôtel Meurice à Paris). Dans cet hôtel, le temps ne fonctionne pas normalement. La musique renvoie un sentiment horrifique, comme si nous étions dans un hôtel hanté. Dans l’ascenseur, lorsque Thierry Ardisson part à la rencontre de sa première invitée, il rajeunit subitement. Voilà la première utilisation à la télé d’une technologie habituellement réservée au cinéma : comme Luke Skywalker dans The Mandalorian, Thierry Ardisson reprend son apparence plus jeune, celle des années Tout le monde en parle.
Le Thierry Ardisson rajeuni est-il réussi ? Paradoxalement, on voit plus la fausseté de Thierry Ardisson version jeune que celle de son invitée, qui n’est pourtant pas là. Il y a un effet jeu-vidéo dans son visage, mais assez rapidement, on finit par s’y habituer.
Une fois arrivé dans l’hôtel, Thierry Ardisson rejoint sa première invitée dans sa chambre. C’est ici que nous sommes bluffés pour la première fois : Dalida est là. Ou, du moins, quelqu’un qui ressemble énormément à Dalida est là. À notre immense surprise, le deepfake ne plante pas une seule fois en 1h40. On croirait vraiment voir la chanteuse parler, le rendu est spectaculaire. Seuls moments où l’illusion ne fonctionne pas trop : quand Dalida pleure à deux reprises. Les yeux deviennent subitement rouges et les larmes semblent ajoutées en post-production. Ça ne fonctionne pas très bien, mais ce n’est pas tellement important. Pendant 1h40, nous avons assisté à une interview de Dalida par Thierry Ardisson, avec les codes de la télévision moderne qu’elle n’a pourtant pas connue.
Comment cela fonctionne-t-il ? Comme expliqué par un texte au tout début de l’épisode, tout ceci est dû au travail d’une « intelligence artificielle ». Pour la première fois dans une émission de télé (dans le monde entier, à notre connaissance), une production s’est alliée à une entreprise spécialisée (MacGuff, ici) pour analyser plusieurs centaines d’images de Dalida afin d’apprendre à un ordinateur à reproduire ses expressions (c’est ce qu’on appelle le deep learning).
Ensuite, la production de l’Hôtel du temps a recruté une actrice partageant pas mal de traits avec Dalida, Julie Chevallier. C’est elle que Thierry Ardisson interviewe, l’ordinateur se charge ensuite d’appliquer le visage de Dalida, avec les bonnes expressions, sur le visage de Julie. Le niveau de précision est impressionnant. Nous sommes particulièrement bluffés avec les plans sur le côté, où Dalida est aussi réussie. Il n’y pas l’effet décalé que l’on voit sur les filtres en réalité augmentée.
Dans le premier épisode d’Hôtel du temps, Dalida n’est pas la seule personnalité morte interviewée. À plusieurs reprises, des célébrités qui ne sont plus du monde, qui ont toutes en commun le fait d’avoir croisé Dalida dans leur vie, apparaissent en hologrammes pour discuter avec la chanteuse, sorte de FaceTime du futur. À chaque fois, le même procédé de deepfake est utilisé. Pourtant, à chaque fois, nous avons été déçus par le rendu. Seule Dalida était vraiment réussie dans ce premier épisode (et Jean Gabin peut-être, qui passe au bar discuter avec Thierry Ardisson, en teasing du prochain épisode), sans doute parce que les équipes de Thierry Ardisson ont traité méticuleusement leurs visages. Claude François, par exemple, donnait l’impression d’être une poupée de cire, avec des lèvres qui ne bougeaient pas au bon moment.
Au final, le procédé technologique utilisé dans Hôtel du temps est aussi innovant que réussi. Nous craignions que cette émission soit gênante, nous l’avons trouvée extrêmement intéressante.
La voix, point faible de l’Hôtel du temps
Cependant, pour réussir l’illusion, Hôtel du temps ne peut pas se contenter de répliquer un visage. Étrangement, le point faible de l’émission est, selon nous, la voix. Comme Thierry Ardisson l’a expliqué dans l’émission On est en direct de Léa Salamé et Laurent Ruquier, plusieurs méthodes sont utilisées. Parfois, Hôtel du temps fait recours à l’imitation. Avec Dalida, c’est une nouvelle fois la technologie qui se cache derrière les paroles de la chanteuse. L’Ircam, un peu comme avec les deep fakes, modifie la voix d’une comédienne pour appliquer un filtre « Dalida ». Le rendu est pas mal, mais comme les micros ne sont plus les mêmes aujourd’hui, on entend un léger décalage. Avec Claude François, sans doute le pire personnage de cet épisode, c’est encore plus mauvais. On sent que l’interview est fausse.
Que vaut le premier épisode ?
Comme nous vous l’avons expliqué dans l’introduction de cet article, nous ne voulons pas débattre de la moralité de l’émission de Thierry Ardisson. Faut-il, oui ou non, interroger les morts ? D’autres y répondront mieux que nous.
En tant que spectateur, la question à laquelle nous préférons répondre est : « avons-nous passé un bon moment ? ». La réponse est oui, mais nous avons tout de même trouvé Hôtel du temps un peu long. Le format documentaire est intéressant. Cependant, les 1h40 ne passent pas assez vite, tandis que les respirations mises au milieu manquent de modernité par rapport au reste de l’émission. Nous avons aussi été un peu gênés par certains moments, comme lorsque Thierry Ardisson insiste pour savoir si Dalida a couché avec Alain Delon, comme s’il s’agissait d’une vraie personne libre de ses paroles en face. Cela dit, c’est aussi cette impertinence qui a fait le succès et la réputation de l’animateur. Dalida lui rappelle d’ailleurs à plusieurs reprises : « Vous êtes toujours aussi cash Thierry », comme si l’animateur s’en auto-félicitait.
Si Dalida est une personnalité passionnante, nous aimerions voir des personnalités encore plus historiques dans Hôtel du temps, comme des Napoléon, Vercingétorix, Louis XIV ou, pourquoi pas, des inventeurs de renom. Ce n’est pas trop la direction prise par Ardisson qui, pour l’instant, semble vouloir interviewer des vedettes qu’il aurait pu recevoir dans ses émissions. La plupart des phrases sont extraites de vraies interviews, mais souvent, comme lorsqu’il demande à Dalida de raconter son suicide, Thierry Ardisson improvise. À partir du moment où il s’octroie cette liberté, pourquoi ne pas aller raconter des personnalités encore plus légendaires ?
Au passage, nous ne sommes pas choqués par le fait qu’Ardisson se permette quelques écarts avec Hôtel du temps. Cela peut sembler scandaleux au premier abord, mais les biopics et les documentaires font régulièrement la même chose. Ce qui change ici est que la personne qui parle ressemble à l’artiste dont on raconte l’histoire : il faut regarder Hôtel du temps en connaissance de cette drôle de situation.
Pourquoi cette utilisation des deepfakes est prometteuse
Avec Hôtel du temps, Thierry Ardisson nous prouve qu’un deepfake n’est pas qu’un horrible procédé destiné à manipuler un discours politique ou à mettre des célébrités dans des films pornographiques. Ce qu’il définit comme la « première utilisation politique du deep fake » est selon nous vrai. Hôtel du temps réinvente le documentaire à la première personne, en donnant à des souvenirs une incarnation humaine. Le risque est évidemment le même qu’avec toute fausse image, certaines personnes penseront peut-être qu’il s’agit de vraies images. Mais dans un cadre historique, est-ce grave ? Ça l’est forcément moins que si Emmanuel Macron déclare faussement une guerre.
Dans une interview sur France 2, Thierry Ardisson donnait un autre exemple d’utilisation possible de sa technologie, notamment dans l’éducation nationale pour faire raconter à Napoléon son histoire aux enfants. Certains trouveront ça glauque, nous trouvons ça prometteur. Le deepfake, s’il est utilisé par les bonnes personnes, peut avoir une vertu éducative fantastique. On a hâte de voir la suite d’Hôtel du temps et, pourquoi pas, d’assister à un des tournages. Pour une fois que la France innove !
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