En 2015, Spotify publie en ligne une carte interactive des goûts musicaux en fonction des villes. Dans cette carte, on découvrait les goûts des auditeurs : à New York, The Chainsmokers sont en tête, Jeanne Added à Paris et Nantes et Jul à Marseille. On sait bien que les goûts musicaux évoluent au cours du temps et des régions, et même entre groupes sociaux. Pourtant, à notre naissance, nos cerveaux sont très similaires, alors, que se passe-t-il dans notre cerveau qui affecte autant nos goûts musicaux ?
Lorsque l’on écoute de la musique, notre cerveau prédit en permanence ce qu’il va se passer ensuite, ces prédictions sont différentes selon d’où l’on vient et écouter une nouvelle musique engendre une plasticité neuronale (capacité du cerveau de créer, défaire ou réorganiser les réseaux de neurones et leurs connexions) qui nous permet de mieux prédire de nouvelles musiques d’un genre similaire.
Or, la façon dont nous prédisons des événements musicaux affecte directement le plaisir et les émotions que nous ressentons ainsi que certaines capacités cognitives comme la mémoire et l’attention. Ainsi, la musique à laquelle on a été exposée durant notre vie impacte la façon que l’on a de prédire et d’apprécier de nouveaux morceaux.
Notre cerveau prédit en permanence la prochaine note
Nous venons de publier une étude qui montre que notre cerveau prédit en permanence la prochaine note pendant l’écoute de mélodies, sans même que nous en rendions compte. Chez les participants musiciens il est possible de leur demander de chanter la note qu’ils avaient prédite et la relier avec ce que l’on voit dans le cerveau, mais pour les participants non musiciens c’est un mécanisme inconscient. À chaque note entendue, la prédiction se mêle à la note qui est réellement jouée, cela crée ainsi une erreur de prédiction. Une sorte de score neuronal qui mesurerait à quel point cette note était bien prédite par notre cerveau.
Dès 1956, Leonard Meyer, compositeur et musicologue américain, suggérait que les émotions musicales étaient induites par la satisfaction et la frustration des attentes des auditeurs. Depuis, de nombreux développements de ce travail ont vu le jour et il a été possible de caractériser le lien entre les attentes et d’autres ressentis plus complexes. Par exemple, la capacité à mémoriser des séquences de notes est bien meilleure lorsque les participants ont une bonne capacité à prédire les notes de ces séquences.
Il est aussi possible de décomposer des émotions simples (comme la joie, la tristesse, l’énervement) en deux dimensions fondamentales : la valence et l’activation psychologique. Ces deux dimensions correspondent, respectivement, à quel point l’émotion est positive (tristesse vs joie) et à quel point l’émotion est excitante (l’ennui vs la colère). Ainsi, une combinaison de ces deux mesures permet de définir des émotions simples. Deux études de 2018 et 2013 montrent que si l’on demande à des participants de noter ces deux dimensions sur des curseurs, on retrouve une relation claire entre l’erreur de prédiction et les dimensions émotionnelles. Par exemple, les notes les moins bien prédites engendrent des émotions avec une plus grande activation psychologique.
Dans l’histoire des neurosciences cognitives, le plaisir a souvent été lié avec le système de récompense et en particulier l’apprentissage. Ainsi, des études ont pu montrer que des neurones dopaminergiques particuliers réagissent à l’erreur de prédiction. Cela permet, entre autres, d’apprendre à prédire l’environnement qui nous entoure. Il n’est pas encore clair si le plaisir engendre l’apprentissage ou si l’apprentissage engendre le plaisir, mais les deux sont indubitablement liés. C’est aussi le cas pour la musique.
En effet, lorsque l’on écoute de la musique, les événements qui sont modérément prédits sont ceux qui génèrent le plus de plaisir. En d’autres mots, les événements trop simples, trop prédictibles, et qui n’engendrent pas nécessairement d’apprentissage ne génèrent que peu de plaisir, idem pour les événements trop complexes. Par contre, les événements entre les deux, qui sont suffisamment complexes pour être intéressants, mais aussi suffisamment consistants avec nos prédictions pour être structurés sont ceux qui génèrent le plus de plaisir.
Des prédictions indissociables de notre culture musicale
Néanmoins, la façon de prédire les événements musicaux est indissociable de notre culture musicale. Par exemple, des chercheurs sont allés à la rencontre des membres du peuple sami qui s’étend du nord de la Suède au nord de la péninsule de Kola. Leur musique traditionnelle, appelée Yoiks, est très différente de la musique occidentale et n’a que très peu été en contact avec la culture occidentale.
Dans cette étude, il a été demandé à des musiciens samis, finlandais et européens (de divers pays non-familiers avec les Yoiks) d’écouter différents extraits de yoiks qu’ils ne connaissaient pas et de chanter la dernière note qui avait été enlevée au préalable. Tous les participants de chaque groupe ne donnaient pas la même réponse, mais certaines notes étaient plus représentées que d’autres au sein de chaque groupe. Ce qui est très intéressant, c’est que ces distributions sont très différentes entre les groupes et que les Samis sont ceux qui prédisent le mieux la note qui était vraiment dans le morceau, suivis par les Finlandais qui sont plus exposés à la musique samie que les participants du reste de l’Europe. Cela montre bien que notre culture musicale (la musique à laquelle on a été exposées pendant notre vie) influence la façon dont nous prédisons des événements musicaux inconnus.
Une étude similaire a été conduite sur le rythme avec des participants américains et du peuple Tsimanés en Bolivie amazonienne. Cette étude montre que les participants américains et tsimanés perçoivent les rythmes de façon radicalement différente, mais aussi que les musiciens professionnels américains et les participants non musiciens américains perçoivent quant à eux, les rythmes de façon quasi-identiques. Cela permet d’imaginer que la façon dont nous prédisons (et ainsi percevons) la musique dépend de la musique à laquelle nous aurions été exposés passivement pendant notre vie, peu importe quelle musique nous aurions travaillée assidûment.
On peut apprendre une nouvelle culture en y étant exposé
Cela pose ainsi la question de l’apprentissage de la culture, communément appelé processus d’enculturation. Par exemple, en musique, le temps peut être différemment divisé. La musique occidentale divise généralement le temps en 4 (comme dans la danse rock, c’est la division la plus rependue) ou en 3 temps (comme dans la valse). Néanmoins, d’autres cultures musicales divisent le temps en ce que la théorie musicale occidentale appelle mesures asymétriques. Les musiques des Balkans sont, par exemple, connues pour utiliser des mesures asymétriques comme le 9 temps ou le 7 temps. Une étude de 2005 a composé des mélodies de Folk avec des mesures symétriques ou asymétriques.
Ensuite, ils ont présenté ces mélodies a des participants en y introduisant des accidents (un temps de plus ou de moins à un endroit particulier). Cette étude montre que les nouveau-nés de moins de 6 mois passaient autant de temps à regarder l’écran pendant les accidents quand ils étaient introduits dans des mesures symétriques et asymétriques. Par contre, les nouveau-nés de 12 mois passaient significativement plus de temps à regarder l’écran pendant les accidents dans les mesures symétriques qu’asymétriques. Cela donne à penser qu’ils sont plus surpris lorsque l’accident se produisait dans une mesure symétrique car ils ont compris qu’il y avait une disruption d’une structure qu’ils connaissaient déjà.
Pour vérifier cette hypothèse, les chercheurs ont fait écouter aux nouveau-nés de la musique des Balkans (en mesures asymétriques) à la maison à l’aide d’un CD. Après une semaine d’écoute, ils ont renouvelé l’expérience et cette fois les nouveau-nés passaient autant de temps à regarder l’écran pendant les accidents dans les mesures symétriques et asymétriques. Cela veut dire que l’écoute passive à la musique des Balkans a construit une représentation interne de la métrique musicale qui leur a permis de prédire la structure et ainsi de détecter les accidents dans les deux types de mesures. La même expérience a été conduite avec des adultes en leur demandant de détecter les accidents. Finalement, une étude de 2010 montre un effet très similaire, non pas pour le rythme, mais pour les hauteurs de notes chez les adultes. Ces expériences montrent ainsi que l’exposition passive à de la musique permet d’engendrer un apprentissage des structures musicales propres à une culture. C’est ce que l’on appelle l’enculturation.
Nous avons vu dans cet article que l’écoute passive à la musique permettait de changer notre façon de prédire les structures musicales lors de l’écoute de nouveaux morceaux. Or, nous avons aussi vu que la façon dont les auditeurs prédisent les structures musicales change drastiquement entre les cultures et déforme leur perception en leur faisant ressentir du plaisir et des émotions différemment. Même si de nombreuses recherches restent à conduire pour comprendre, entre autres, l’impact des influences sociales et des sensibilités individuelles dans ces mécanismes, ces études nous donnent une piste de compréhension de la diversité des goûts musicaux : notre culture musicale (définie par la musique que nous avons écoutée dans notre vie) déforme notre perception et fait que nous préférons certains morceaux à d’autres de par la ressemblance (ou différence) avec les morceaux que nous connaissons déjà.
Guilhem Marion, Doctorant en Sciences Cogntives de la Musique, École normale supérieure (ENS) – PSL
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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