Iain Hamilton, homme d’affaires de 60 ans, était à la tête de son yacht à voile, voguant au large de la péninsule ibérique, quand il a aperçu un aileron, puis une énorme bosse. « J’ai regardé autour de moi et j’ai vu une très grosse baleine qui poussait à l’arrière du bateau, essayant de mordre le gouvernail », confie-t-il à BBC Radio 4. Début juin 2023, au beau milieu du détroit de Gibraltar, à proximité de Barbate, son yacht a été attaqué par cette orque, accompagnée de quatre autres plus petites.
À force de percuter le bateau, les orques n’ont pas seulement endommagé les gouvernails, elles les ont tout bonnement détruits. « Les baleines dirigeaient le bateau », explique Hamilton à la BBC, elles « nous poussaient comme des poupées de chiffon ». Lorsque la coque s’est fissurée au niveau de la salle des machines, créant une fuite, l’équipage a rapidement dû passer un appel d’urgence et trouver des solutions en attendant l’arrivée des secours. « Vers 22h20, nous avons préparé un gouvernail d’urgence afin d’avoir une méthode pour nous diriger, mais les orques sont revenues et il est devenu impossible de l’installer », raconte April Boyes, l’une des navigatrices à bord de ce navire.
Si les orques revêtent le terme de killer whale en anglais (littéralement « baleine tueuse ») car ce sont des prédateurs, l’espèce n’a jamais été considérée comme une menace pour l’être humain, aucune attaque n’ayant jamais été mortelle. Leur surnom est d’ailleurs d’autant plus faux qu’elles ne sont pas des baleines, mais appartiennent à la famille des dauphins. Elles peuvent être très grandes — les mâles pouvant atteindre jusqu’à 10 mètres de long et peser pas moins de 10 000 kilos. Les orques sont reconnues pour leur intelligence et leur organisation sociale — les tactiques de chasse sont parfaitement coordonnées en groupe.
Une coordination qui a pu être observée par Hamilton quand le yacht s’est vu encerclé par cinq membres de l’espèce, puisqu’il décrit une nage « chorégraphiée, presque comme une natation synchronisée ». Pour lui, cela ressemblait en grande partie à un jeu de leur part. Mais, en réalité, l’incident est loin d’être isolé et serait plutôt dû à une situation de stress, au point que cela devient un problème.
Un « nouveau comportement » de la part des orques
Ces situations se répètent de plus en plus souvent au sein du détroit de Gibraltar et en Galice. Plusieurs navires ont vu leur gouvernail être ainsi brisé. Une vingtaine d’interactions à risque ont été référencées ne serait-ce qu’à l’échelle du mois passé, en mai 2023, où deux navires ont même été coulés par des orques. Le récit est souvent similaire : « J’ai d’abord pensé que nous avions heurté quelque chose. Mais j’ai vite compris que c’étaient des orques qui attaquaient le navire. Les attaques ont été brutales. Il y avait deux orques plus petites et une plus grande. Les deux petites ont secoué le gouvernail tandis que la grande a continué sa course pour ensuite percuter le navire par le côté avec toute sa force », racontait un capitaine, début mai.
C’est le résultat d’un « nouveau comportement », dit « disruptif », selon l’organisation Orca Ibérica. « Il a été signalé que les orques, touchaient, poussaient et même tournaient les grands navires, qui dans certains cas entraînaient des dommages au gouvernail. » On comptait 197 interactions de ce type en 2021, puis 207 en 2022, « mettant en évidence la persistance de ce nouveau comportement au fil du temps ».
La navigatrice April Boyes s’interroge : « les orques ont un schéma de migration et il y a d’énormes filets de pêche au thon à Barbate, je me demande si elles associent les navires à la pêche et à la prise de leur thon. Le thon est-il surexploité ? », avant de réclamer des « itinéraires sûrs » ou des heures de navigation, étant donné que « ce type d’incident est dorénavant susceptible de se produire encore et encore ».
Au commencement, le trauma de White Gladis ?
Le phénomène a été confirmé par une étude scientifique publiée en juin 2022. Pour le biologiste López Fernandez, co-auteur, l’origine de ces nouvelles agressions pourrait provenir un « événement traumatique » vécu par une seule et même femelle orque. Elle aurait alors modifié son comportement, ce qui se serait ensuite transmis d’orques en orques (rappelons que ce sont des animaux extrêmement sociaux).
« Les orques font cela volontairement, c’est certain, nous ne connaissons pas l’origine ou la motivation, mais le comportement défensif basé sur le traumatisme, qui serait à l’origine de tout cela, gagne toujours un peu plus de crédit à nos yeux », indiquait López Fernandez à LiveScience en mai. La femelle en question serait White Gladis. Elle aurait vécu un « moment critique d’agonie » lors de la collision avec un bateau ou avec un piège, peut-être même lors d’une pêche illégale. Ce traumatisme aurait soudainement provoqué un comportement plus offensif de sa part contre tout navire similaire.
Certaines des attaques pourraient être directement guidées par White Gladis — ce qui expliquerait pourquoi, à plusieurs reprises, comme pour le yacht d’Hamilton, il y avait une orque plus grosse que les autres. Mais toutes les offensives ne se ressemblent pas. Aurait-elle décidé d’apprendre aux autres à s’en prendre ainsi aux navires ? Pour López Fernandez, le nouveau comportement se serait d’abord propagé « verticalement, simplement par imitation », puis, ensuite, « horizontalement entre elles parce qu’elles considèrent que c’est quelque chose d’important dans leur vie ».
López Fernandez et son équipe écrivent, dans leur étude, que de plus en plus d’individus locaux vont apprendre ce nouveau comportement. La situation pourrait donc s’aggraver. « Si cette situation se poursuit ou s’intensifie, elle pourrait devenir une véritable préoccupation pour la sécurité des navigateurs et un problème de conservation pour cette sous-population d’orques menacée. » Car il faut en effet rappeler que les orques du détroit de Gibraltar sont sur la Liste rouge de l’IUCN, en danger d’extinction.
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