La pandémie n’a pas seulement modifié notre façon de penser en termes de santé, elle a aussi révélé les failles de nos systèmes de soins. Elle a soulevé des questions concernant le rôle de la technologie, ainsi que des préoccupations éthiques liées à la répartition des richesses et à son impact sur la santé mondiale. Comment cette « prise de conscience » collective que nous avons connue « grâce » au Covid-19 influencera-t-elle les prochaines années et décennies ? Tel a été l’objet de notre récente recherche sur l’avenir de la médecine.
Nous avons sollicité 22 professionnels de sept pays européens, issus de divers domaines tels que la médecine, le monde universitaire et l’élaboration de politiques, et les avons questionnés sur le rythme des évolutions du secteur.
Leurs réponses articulent divers éléments, l’évolution des connaissances de la médecine, les inégalités et l’adaptation du secteur au dérèglement climatique notamment.
Nous avons appliqué une technique d’analyse dite « Delphi à trois tours », une méthode éprouvée qui permet de construire un consensus entre des groupes d’experts pour conduire à une meilleure compréhension d’un sujet donné. Les experts ont pu consulter les résumés de leurs pairs et ont ajusté leurs réponses sur la base de ces informations supplémentaires.
Il en résulte un aperçu clair des principales tendances anticipées, et ce à différents horizons.
Dans 1 à 2 ans : « bêta éternelle » et données des objets connectés
Alors que nous restons dans la « bêta éternelle » (un état dans lequel les produits ou les médicaments sont testés par leur utilisation active par un large public), les ventes d’appareils électroniques intelligents portatifs continueront à augmenter grâce aux progrès des capteurs, à l’intelligence artificielle (IA) et à la prolifération de la technologie 5G. Les données générées par les appareils personnels seront également de plus en plus transférées vers des appareils professionnels. Cela permettra aux médecins de traiter leurs patients de manière plus globale et d’éclairer leurs prescriptions.
Dans 2 à 5 ans : tensions sur les systèmes de santé et innovations du secteur privé
Les systèmes de santé financés par l’État étant de plus en plus soumis à des tensions considérables, les acteurs et systèmes de santé privés gagneront en importance dans de nombreuses régions du monde. On peut s’attendre à ce que ces derniers stimulent l’innovation dans le secteur privé, en s’appuyant sur des capteurs intelligents, des registres facilement accessibles, ou des technologies blockchain et des dossiers numériques individuels.
Nos experts s’attendent également à ce que l’impact du changement climatique crée de nouveaux problèmes de santé, en particulier dans les régions les plus vulnérables du monde. Les prestataires de soins devront s’attaquer à la malnutrition et au manque d’eau potable à plus grande échelle, car le changement climatique accentuera les migrations locales et internationales.
Dans 5 à 10 ans : médecine personnalisée, thérapies ciblées, prise en compte du profil génétique
La poursuite des découvertes sur le génome humain devrait conduire à une accélération du développement de la médecine personnalisée. Les médecins pourront ainsi mieux anticiper les pathologies de leurs patients et se préparer à la probabilité que se déclenche une maladie génétique.
Certaines avancées notables laissent entrevoir son potentiel. Par exemple, le développement de thérapies ciblées contre le cancer, comme l’utilisation du trastuzumab (Herceptin) pour des patientes atteintes d’un cancer du sein HER2-positif et présentant un patrimoine génétique spécifique.
Un autre exemple est l’utilisation de la pharmacogénomique, l’étude de la façon dont les gènes affectent la réponse d’une personne aux médicaments. En tenant compte du profil génétique du patient, les médecins peuvent ajuster le dosage du médicament pour une efficacité maximale et des effets secondaires minimaux. La warfarine, un anticoagulant utilisé pour prévenir les crises cardiaques, les accidents vasculaires cérébraux et les caillots sanguins, est par exemple déjà prescrit de la sorte.
Les nouvelles technologies permettront également aux spécialistes de traiter avec finesse des parties très réduites du corps humain, ce qui réduira considérablement les effets secondaires et les complications liés à des traitements moins localisés. Il est en particulier attendu que l’utilisation de nanoparticules pour le microdosage en tant que moyen d’administration de médicaments personnalisés prolifère.
Ces remèdes très efficaces auront toutefois un prix et les soins de santé de haute technologie seront réservés à ceux qui peuvent se les offrir. À mesure qu’elles s’accroîtront, les disparités risquent d’entraîner des conflits sociaux. Cette tendance persistera à mesure que le changement climatique mondial s’accentuera.
Dans 10 à 30 ans : disparités dans l’accès aux soins et facteur climatique
Le réchauffement climatique, qui pourrait selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS) coûter la vie à environ 250 000 personnes par an d’ici à 2030, risque d’accentuer les inégalités d’accès aux soins de santé. En effet, différentes catastrophes (inondations, vagues de chaleur, etc.) touchent de manière disproportionnée les populations défavorisées qui n’ont pas les ressources nécessaires pour y faire face. Cela pourrait mettre à rude épreuve les infrastructures de soins de santé existantes, entraînant des disparités dans l’accès aux soins.
En outre, le réchauffement climatique pourrait entraîner des migrations forcées, ce qui ferait peser une charge supplémentaire sur les systèmes de santé dans les régions qui accueillent les migrants climatiques et créerait des difficultés d’accès aux soins pour ces migrants en raison de barrières sociales, économiques et linguistiques. Ces scénarios potentiels soulignent la nécessité de mettre en place des stratégies de soins de santé suffisamment solides et flexibles pour répondre à ces nouveaux défis.
De surcroît, les experts prévoient que, d’ici 10 à 15 ans, les avancées technologiques pourraient être moins efficaces pour répondre aux besoins des groupes de patients issus des minorités raciales et ethniques. En effet, le manque de diversité dans les essais cliniques, sujet aujourd’hui largement débattu aujourd’hui dans la recherche médicale, pourrait contribuer à une moindre efficacité des médicaments sur une large population.
Le médicament BiDil contre l’insuffisance cardiaque en est un exemple. Ce médicament a d’abord été testé, sans succès, sur une population majoritairement blanche pour le traitement de l’insuffisance cardiaque. Cependant, lorsqu’il a été utilisé par la suite sur une population plus large, il s’est avéré plus efficace chez les Afro-Américains. Si bien que le BiDil est devenu, en 2005, le premier médicament « racial » approuvé par la Food and Drug Administration américaine.
De même, il est de plus en plus reconnu que les différences biologiques entre les hommes et les femmes peuvent influencer les symptômes, la progression et la réponse au traitement. Par exemple, la recherche a montré que certains médicaments, comme le zolpidem (utilisé pour l’insomnie), peuvent nécessiter des dosages différents pour les hommes et les femmes en raison de différences dans la façon dont le médicament est métabolisé.
Les experts anticipent néanmoins que cette tendance s’estompera progressivement au cours des 20 à 30 prochaines années. Ils pensent que les entreprises de soins de santé adapteront progressivement leurs traitements aux personnes ayant un statut socio-économique défavorisé et aux groupes ethniques minoritaires. Des technologies de suivi portatives plus efficaces pour ces patients feront leur apparition sur le marché, de même qu’une approche plus « prédictive » des soins de santé.
Dans 30 à 50 ans : des remèdes contre le VIH et l’hépatite C, lutte plus efficace contre le cancer
Enfin, si l’on se projette d’ici un demi-siècle, les experts prévoient l’apparition de traitements très efficaces et même de remèdes pour des maladies telles que le VIH et l’hépatite C. Sans aucun doute, des progrès considérables ont été réalisés dans la prévention, le diagnostic et le traitement des maladies, en particulier du cancer.
Les experts de notre étude prévoient un bond en avant significatif dans ces domaines. Ils n’envisagent pas nécessairement une guérison complète de tous les types de cancers ou une éradication des maladies, mais prévoient des progrès dans les méthodes diagnostiques et thérapeutiques qui permettront de traiter avec succès un pourcentage plus élevé de patients à un stade précoce.
Dans ce contexte de progrès, les experts soulignent néanmoins que la résistance aux antibiotiques reste un véritable défi à relever. Il est vrai que le développement de nouvelles molécules antibiotiques reste aujourd’hui relativement lent. Cependant, de nombreux laboratoires et instituts de recherche cherchent activement des solutions à ce problème. Nos experts attirent notre attention sur certaines initiatives qui se concentrent sur la modification des antibiotiques existants pour vaincre la résistance, quand d’autres explorent l’utilisation de bactériophages, ou encore étudient des classes d’antibiotiques entièrement nouvelles. Il existe également des programmes, comme le partenariat mondial CARB-X, qui financent et encouragent la recherche de nouveaux antibiotiques.
Les progrès technologiques et l’accélération du rythme de vie continueront à peser sur notre santé mentale, peut-être même de plus en plus, les troubles de l’humeur devenant largement répandus. Nous pourrions également assister à une augmentation des dépressions et de certains troubles de la personnalité (tels que les troubles de l’attention et les troubles schizotypiques). Cela obligerait les patients et les médecins à recourir à des médicaments préventifs, voire à une « pilule magique », pour guérir les troubles mentaux.
En outre, le problème des maladies métaboliques chroniques telles que les affections cardiovasculaires, le diabète et l’obésité devrait encore s’aggraver. Les facteurs qui y contribuent sont notamment la prévalence croissante des modes de vie sédentaires, les régimes alimentaires malsains et le vieillissement de la population.
De nouvelles recherches commencent d’ailleurs à révéler les liens entre ces maladies et l’exposition continue aux polluants environnementaux. Notre environnement est de plus en plus saturé de substances nocives, notamment de polluants de l’air et de l’eau, de pesticides et de déchets dangereux. Ces polluants peuvent interférer avec les processus métaboliques de notre organisme, provoquant une inflammation et un stress oxydatif, ce qui peut entraîner des maladies métaboliques.
Ainsi, l’incidence du cancer du pancréas a augmenté fortement ses dernières années. Les chercheurs attribuent cette situation non seulement à des facteurs liés au mode de vie, tels que le tabagisme, l’obésité et une mauvaise alimentation, mais aussi à l’exposition à long terme à certains polluants environnementaux.
C’est pourquoi la compréhension et la prise en compte de ces liens entre santé et environnement deviennent cruciales pour l’avenir des soins de santé.
Reste le challenge du vieillissement
Enfin, le vieillissement de la population représente un autre défi important qui aura un impact considérable sur les systèmes de santé, et pas seulement sur les systèmes occidentaux. La prévalence des maladies liées à l’âge, telles que les troubles neurodégénératifs, l’ostéoporose et certains types de cancers, devrait s’accroître.
Cette évolution va non seulement faire peser une charge considérable sur les services de santé, mais aussi nécessiter des changements importants dans la manière dont les soins de santé sont dispensés. L’accent devra ainsi être mis sur les mesures préventives, le dépistage précoce et la gestion des maladies chroniques, ainsi que sur des environnements et des services de soins de santé adaptés aux personnes âgées.
En résumé, au fur et à mesure que nous avançons dans le temps, nous imaginons un progrès dans l’utilisation de la technologie. Alors que certains d’entre nous se verront offrir les moyens de prolonger leur longévité et d’améliorer leur qualité de vie, d’autres pourraient cependant souffrir d’inconvénients sanitaires importants, résultant notamment du changement climatique.
Les médecins généralistes auront une vue transversale sur l’état de santé global d’un patient, tandis que les spécialistes seront en mesure de fournir des traitements plus ciblés. Les soins personnels deviendront ainsi un sujet encore plus brûlant, car le choix du mode de vie sera le reflet des ressources financières et du statut social d’une personne. Cela permettra à une industrie commerciale de prospérer sur les défis de la vie moderne.
René Rohrbeck, Professor of Strategy, Director EDHEC Chair for Foresight, Innovation and Transformation, EDHEC Business School; Ahmed Khwaja, Professor of Marketing, Business & Public Enterprise, Head of the Marketing Subject Group, Cambridge Judge Business School; Heikki Karjaluoto, Professor of Marketing, University of Jyväskylä; Ignat Kulkov, Postdoctoral researcher, EDHEC Business School; Joel Mero, Assistant professor of marketing, University of Jyväskylä; Julia Kulkova, Adjunct professor, University of Turku et Shasha Lu, Associate Professor in Marketing, Cambridge Judge Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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