LK-99. Deux lettres et un nombre qui, depuis fin juillet, agitent les spécialistes en sciences des matériaux. À raison : derrière cette appellation se cache peut-être la promesse d’un bouleversement scientifique et technologique. En effet, ce nouveau matériau aurait la faculté d’être supraconducteur à température et à pression ambiantes. Si c’est vrai, ce serait révolutionnaire.
La supraconductivité est un phénomène durant lequel un courant électrique est parfaitement conduit dans un matériau, sans aucune résistance et, donc, sans aucune perte d’énergie. Ce n’est pas tout : un matériau supraconducteur a aussi la propriété de repousser le champ magnétique l’entourant — cela peut donner lieu à de la lévitation magnétique.
Le problème, aujourd’hui, c’est que la supraconductivité ne peut être atteinte qu’à condition d’amener ledit matériau à une température extrêmement basse, proche du zéro absolu (-273,15°C). C’est pour cela que LK-99 est tout à la fois intrigant, encourageant et remis en question. Ce ne serait pas la première fois que l’on aurait affaire à une fausse piste.
C’est justement en raison de cette forte contrainte initiale que les applications industrielles utiles de la supraconductivité ne courent pas les rues : il est difficile d’atteindre et de maintenir des températures aussi basses. « L’impact technologique direct des supraconducteurs a été modéré », résume ainsi la physicienne Inna Vishik, dans un fil sur Twitter.
Certes, la « supraconductivité à haute température critique » a été découverte plus récemment et s’avère plus accessible. Celle-ci permet de bénéficier des propriétés de la supraconductivité à des températures plus élevées — comprendre « moins basses ». Cela reste toutefois difficilement atteignable : le record de température critique est de -138°C, ce qui reste très froid.
C’est pour cela que la supraconductivité à température et pression ambiantes est vue comme une sorte de Graal dans la science des matériaux, car elle lèverait une double contrainte. Inévitablement, une telle trouvaille ouvre potentiellement des perspectives nouvelles, non seulement pour les sciences, mais également dans la technologie et, par ricochet, la société.
La supraconductivité dans la médecine
Au quotidien, la population n’est aujourd’hui confrontée à la supraconductivité qu’au moment de passer une IRM (imagerie par résonance magnétique). Cette technique d’imagerie utilisée dans la médecine pour voir l’intérieur du corps sans l’ouvrir « utilise des supraconducteurs à basse température, refroidis par de l’hélium liquide », rappelle Inna Vishik.
L’IRM « est une retombée directe des recherches » sur la supraconductivité, pointe le CEA. Son bénéfice n’est plus à démontrer pour le diagnostic non invasif des patients et leur bonne prise en charge. Cette supraconductivité a permis par ailleurs de créer des variantes dans l’imagerie médicale : IRM haut champ, IRM bas champ, magnéto-encéphalographie magnéto-cardiographie.
Les champs magnétiques peuvent atteindre 500 000 fois le champ terrestre dans une unité IRM. « Aucun autre dispositif ne peut permettre une telle performance dans un volume d’une dizaine de m3 » souligne le site Connaissance des énergies. Des fils supraconducteurs métalliques sont employés, tandis que l’hélium liquide permet de les amener à -269,15°C.
Une IRM basée sur LK-99 pourrait-elle émerger ? Andrew Cote, spécialiste des supraconducteurs, note que l’IRM offre une vue de la structure du corps avec une résolution de l’ordre du millimètre, grâce aux champs magnétiques très puissants émis sur le corps. Avec LK-99, cette finesse pourrait être multipliée par douze.
« La supraconductivité à niveau ambiant rendrait les IRM plus accessibles et plus abordables, tout en augmentant la résolution à l’échelle du micro-mètre », dit-il. En effet, la finesse de l’image dépend de la puissance du champ magnétique appliqué au patient, ajoute la Cité des sciences. Cela pourrait aussi abaisser le coût de fabrication et de vente d’un IRM, au passage.
La supraconductivité dans les transports
Dans les transports également, la supraconductivité à pression et température ambiantes pourrait avoir un débouché très concret, car l’une de ses propriétés est de faire léviter des objets, grâce à l’expulsion du champ magnétique environnant. Il existe des trains à sustentation magnétique (ou maglev, pour magnetic levitation en anglais) au Japon, en Chine et en Corée du Sud.
Les trains flottent et circulent à quelques centimètres au-dessus des rails, ce qui efface les frottements entre la voie et la rame, et évite une perte d’énergie. Cela n’efface pas la totalité des résistances : il demeure celle induite par la circulation du train, avec la résistance de l’air. L’aérodynamisme atténue cet effet. Plus futuriste : l’emploi de tubes sous vide, pour enlever l’air.
Cela étant, ces trains qui se déplacent sans toucher le sol sont perçus plus comme des « attractions touristiques [que comme] de véritables installations économiquement viables », prévient la Cité des Sciences. Une lecture partagée par le site Connaissance des énergies, car cela nécessite des rails spéciaux, qui sont coûteux, et de la cryogénie.
L’essor commercial des trains à sustentation magnétique connaîtrait sans doute un bond en avant avec l’émergence d’un matériau supraconducteur bien plus pratique à manipuler. Andrew Cote anticipe notamment un coût des voyages continentaux et du fret « considérablement réduit », et des vitesses bien plus importantes sur le réseau.
Dans les années 70, la RAND Corporation avait réalisé une étude sur des trains à très grande vitesse circulant dans un réseau national fait de tubes sous vide, relève Andrew Cote. L’étude imaginait alors des vitesses hypersoniques et pour le moins invraisemblables (22 500 km/h). Aujourd’hui, le record d’un maglev s’élève à 603 km/h, établi lors d’un test au Japon en 2015.
La vitesse évoquée par la RAND paraît relever davantage du fantasme et a l’air de faire fi de toute autre considération, comme la sécurité. Sans aller jusque-là, une application du LK-99 au bénéfice du maglev est toutefois contrée par un inconvénient de taille. Impossible d’employer le réseau ferré actuel : il faudra en construire un ad hoc.
D’autres secteurs liés au transport pourraient aussi bénéficier indirectement des mérites de cette supraconductivité ambiante, avance Andrew Cote, comme les moteurs et l’avion électrique. Dans ce scénario, on éviterait de gâcher de l’électricité à cause de la résistance électrique des matériaux, ce qui aurait une incidence favorable pour l’autonomie, par exemple.
La supraconductivité dans l’énergie
La supraconductivité conduit le courant électrique sans perte d’énergie. Avec une solution permettant de ne plus se soucier ni de la pression ni de la température, le secteur de l’énergie a lui tout intérêt à ce que le LK-99 ne soit pas juste un mirage. Les câbles, les générateurs, les transformateurs en bénéficieraient, en éliminant les pertes liées au parcours de l’électricité.
Parmi les possibilités qu’offre la supraconductivité figure le câble supraconducteur, qui permet un stockage indéfini de l’électricité. Puisqu’il n’y a aucune perte en jeu, il est possible de le faire circuler aussi longtemps que nécessaire, illustre la Cité des Sciences. Il y a également d’autres avantages, commente le site Connaissance des énergies.
Ce type de câble « permet d’atteindre une capacité de transport nettement plus forte qu’un câble traditionnel, d’un facteur 3 à 5 ». Leur remplacement « permet d’augmenter la capacité d’un réseau saturé sans travaux de génie civil et sans augmentation des emprises au sol ». Il y a certes la question des installations de refroidissement, mais celle-ci ne se poserait plus avec LK-99.
Selon Andrew Cote, ce type de câble a notamment été testé en 2008 par la Long Island Power Authority, aux USA — les pertes en jeu ne représentaient toutefois que 5 à 7 % du total du réseau. Autre exemple qu’il cite : la production d’électricité. « La remise à neuf d’un générateur en Allemagne a permis d’augmenter la production de 36 % ». C’est considérable.
La supraconductivité a des implications fortes dans la production et la distribution de l’énergie, mais aussi dans sa transformation. Des technologies se développent autour, comme les limiteurs de courant de défaut supraconducteurs (SFCL), et le stockage d’énergie magnétique supraconductrice (SMES), qui gagneraient à ne plus avoir la cryogénie dans l’équation.
Dernier axe énergétique dans lequel la supraconductivité a des possibilités : la fusion nucléaire. Comme le rappelle le CEA, il existe une piste à l’étude pour reproduire l’énergie du Soleil sur Terre, de manière artificielle. Cela nécessite la mise au point d’une structure de confinement magnétique, appelée Tokamak, dans laquelle des réactions de fusion entre particules se produisent.
Il existe le projet ITER, un réacteur thermonucléaire expérimental international, qui s’appuie sur le principe du Tokamak et mobilise donc des électroaimants supraconducteurs, lesquels sont maintenus à des températures cryogéniques. Or, l’une des difficultés actuelles réside dans l’émission de neutrons rapides, à grande énergie, qui nuit aux matériaux, dont les bobines.
La supraconductivité dans la science
À l’heure actuelle, c’est surtout dans la science que la supraconductivité a eu le plus d’impact, observe Inna Vishik. « L’impact sur la science fondamentale, qui alimente ensuite un large éventail de technologies, a été énorme et sans doute singulier », en citant plusieurs domaines de la recherche, dont certains ont été mentionnés plus haut.
Le CNRS évoque par exemple l’astrophysique pour observer l’infiniment grand et l’emploi de bolomètres, qui sont des détecteurs dont la sensibilité est maximale grâce à la supraconductivité. Indispensable pour capter l’infrarouge lointain ou le rayonnement millimétrique, lorsque l’énergie d’un photon (un « grain » de lumière) est trop faible pour être capté classiquement.
La physique des particules, à travers les électroaimants que l’on retrouve dans le Grand collisionneur de hadrons (LHC), en profite aussi. Sans la supraconductivité, le LHC ne mesurerait pas 27 kilomètres de circonférence, mais 110 — et n’existerait donc pas. Là encore, de puissants champs magnétiques sont à l’œuvre, grâce à la supraconductivité, pour accélérer les particules.
Ce phénomène permet aussi, pointe le CNRS, l’enregistrement d’infimes champs magnétiques. Ce sont les capteurs SQUID (Superconducting QUantum Interference Device), qui sont hautement sensibles. Ils servent entre autres dans l’archéologie, dans le paléomagnétisme ou encore dans l’étude du champ magnétique terrestre — tout ce qui est lié à la magnétométrie, en somme.
« La physique théorique de la supraconductivité a trouvé des applications ailleurs, notamment dans le mécanisme de Higgs, qui est essentiel pour la génération de la masse des particules », ajoute Inna Vishik comme autre exemple de répercussion dans la science. Il existe encore bien d’autres travaux très expérimentaux et très techniques, que la physicienne ne peut lister intégralement.
L’informatique quantique est également un domaine dans lequel des progrès dans la supraconductivité à pression et température ambiantes changeraient la donne. À l’heure actuelle, les prototypes ont plusieurs défis à relever, à commencer par la gestion des erreurs lors de son fonctionnement : la nécessité de travailler dans un environnement cryogénique en est un autre.
Des perspectives partout ailleurs pour la supraconductivité
Les deux propriétés induites par la supraconductivité (la disparition de la résistance électrique et l’expulsion du champ magnétique) peuvent avoir des conséquences à un niveau plus industriel, dans de nombreux secteurs. Certains s’avèrent évidents, comme l’informatique, l’électronique et les télécommunications, tandis que d’autres sont insoupçonnés.
Le CNRS donne ainsi une liste qui inclut, outre les domaines déjà mentionnés, la sécurité, la neurologie, la géologie, l’archéologie, l’astronomie, la physique ou encore la santé. Dans son fil, Andrew Cote cite la séparation magnétique, qui a un intérêt en chimie, dans les biotechnologies et dans l’industrie, ou encore la cristallogenèse, qui a des implications dans l’industrie des semi-conducteurs.
La recherche fondamentale aussi se développe de plus en plus autour de ce phénomène. « Depuis les années 1980, le nombre d’articles dans lesquels le mot supraconducteur est cité n’a fait qu’augmenter », indique Julien Bobroff, du Laboratoire de physique des solides, cité par le CNRS.
LK-99 pourrait-il vraiment transformer la société ?
Depuis que les mérites potentiels du LK-99 ont été révélés fin juillet 2023, de nombreux débouchés sont donc évoqués dans l’industrie, l’énergie, les transports, la médecine et la science. La prudence, cependant, est de mise : la réalité du LK-99 reste à démontrer, au-delà des effets d’annonce et des horizons enthousiasmants que promet ce matériau.
Par ailleurs, la supraconductivité ambiante n’aura peut-être pas d’effet direct dans la vie de tous les jours. Aujourd’hui, celle nécessitant une température très basse peine à émerger, compte tenu des obstacles initiaux. Elle est cantonnée essentiellement à des projets technologiques de pointe qui restent essentiellement au stade de démonstrateurs.
C’est tout le sens de l’invitation de la physicienne Inna Vishik à de la tempérance sur ce sujet — la reproductibilité de l’expérience, en particulier, est à vérifier. « Sur la base d’expériences antérieures, un supraconducteur à température ambiante, qui n’a probablement pas encore été trouvé, ne changera probablement PAS l’humanité par le biais d’une application directe. »
Cela ne veut pas dire, en revanche, qu’un matériau comme LK-99 n’aura aucun effet : « il pourrait changer [l’humanité] grâce aux effets secondaires de la science fondamentale qu’il engendre », pointe la scientifique. On le devine par exemple avec l’IRM et la promesse d’une « photographie » encore plus détaillée et zoomée du corps.
L’intéressée prévient même qu’il pourrait aussi y avoir des inconvénients. AInsi, un supraconducteur à température ambiante pourrait poser des difficultés pour transporter de grands courants et engendrer des phénomènes de vortex dans le courant, avec à la clé de la dissipation. Or, « à température ambiante, il est plus difficile de fixer les vortex en place ». Rien n’est acquis, donc.
Le fait que le phénomène de la supraconductivité est encore loin d’avoir révélé tous ses secrets. On l’a vu hier avec l’arrivée de nouveaux supraconducteurs répondant aux noms étranges de cuprates et pnictures. On le voit aujourd’hui avec l’effervescence autour du LK-99. Remarquable pour une découverte faite il y a plus de cent ans, en 1911, par le physicien néerlandais Heike Kamerlingh Onnes.
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