De l’inconfort poignant d’être seul dans une ruelle sombre à l’angoisse sourde que l’on peut ressentir envers un futur incertain, la peur prend différentes saveurs. Si cette émotion nous vient d’un mécanisme de survie de base (se protéger de dangers mortels), de nombreux troubles psychologiques liés à la peur dépassent cette fonction initiale : crises de panique, phobies sociales, troubles de stress post-traumatiques, pour ne citer qu’eux. Ces troubles ont tous en commun l’émotion qu’est la peur et des symptômes de réaction à une forme de menace.
Les avancées technologiques en neurosciences permettent aujourd’hui d’explorer comment le cerveau crée des états de peur et de défense. Des techniques d’identification et de manipulation de zones spécifiques du cerveau d’organismes vivants ont permis la découverte de nouvelles zones du cerveau impliquées dans les processus cognitifs liés à la peur, ainsi que l’identification de mécanismes à l’échelle des neurones qui régissent notre « mémoire de la peur », c’est-à-dire le fait de se souvenir d’événements liés à la peur qui se sont produits dans le passé.
Comment définit-on la peur, sur le plan de la science ?
Face à une menace, notre cerveau promeut des mécanismes de défense pour tenter d’atténuer les conséquences de la menace et améliorer les chances de survie. Le résultat est à la fois cognitif et comportemental : c’est cet ensemble que nous percevons consciemment comme de la peur.
Lorsque nous sommes confrontés à une situation dangereuse, comme les animaux, nous avons trois options : nous battre, fuir ou rester immobile (pour passer inaperçus). D’un point de vue évolutif, ces trois réponses ont des implications différentes. Par exemple, de nombreux prédateurs détectent leurs proies en les voyant bouger – pour les espèces qui constituent leurs proies, il est logique de se figer. On observe souvent cette réaction chez des rongeurs par exemple. En fait, une grande partie de nos connaissances scientifiques sur la peur et le cerveau provient d’expériences comportementales sur des animaux.
Historiquement, de nombreuses recherches visant à comprendre les mécanismes cérébraux de la peur ont été réalisées à l’aide d’une procédure appelée « conditionnement de la peur », ou « conditionnement de Pavlov ». Comme on va le voir, ces expériences de conditionnement permettent bien d’explorer certains mécanismes en jeu pour la peur. Cependant, il est primordial de comprendre qu’il existe une distinction entre les différentes composantes de la peur, et comment ceux-ci peuvent être étudiés.
En effet, dans le paradigme de Pavlov, un stimulus neutre (un son par exemple) et un stimulus aversif (comme un choc électrique) sont répétés. Au fil du temps, ces stimuli neutre et aversif se voient associés, à tel point que le simple son peut déclencher une réponse comportementale de peur, même en l’absence de choc électrique.
Ce type de procédure de conditionnement a souvent été utilisé sur des rongeurs, qui se figent alors en réponse au son. Les chercheurs utilisent les caractéristiques de cette immobilisation, comme sa durée et le retard par rapport au son, pour quantifier la réponse comportementale provoquée par le son.
Ce que ce conditionnement nous permet d’étudier est différent du sentiment conscient de peur : lorsque le son se produit, il active dans le cerveau une association apprise entre son et douleur et conduit à l’expression de réponses défensives typiques de l’espèce pour faire face au danger. En d’autres termes, lorsque les chercheurs étudient le conditionnement de la peur chez les animaux, ils évaluent en réalité les réponses défensives suscitées par une menace, plutôt que le sentiment de peur. Cette composante de la réponse défensive est un processus cognitif du domaine des émotions et, comme c’est le cas avec d’autres émotions, sa compréhension se fait principalement avec des études chez l’humain.
La peur elle-même peut être définie comme une « expérience émotionnelle consciente », ou en d’autres termes, la conscience que l’on est, soi-même, en danger. De plus, bien que la peur puisse être considérée comme découlant d’une réponse à un stimulus externe, l’anxiété est un phénomène plus durable qui se produit en réponse à des menaces plus vagues et moins imminentes.
Les fondements neurobiologiques de la peur
Différents circuits cérébraux sont impliqués dans les réponses de peur, chacun pour différentes composantes.
L’amygdale joue un rôle prépondérant dans la perception des menaces : elle reçoit une entrée sensorielle du thalamus et d’autres régions sensorielles, ce qui lui permet d’identifier rapidement les menaces potentielles. Une fois qu’une menace est détectée, l’amygdale active le système nerveux sympathique, ce qui déclenche la libération d’adrénaline et d’autres hormones du stress. Cela entraîne une série de réponses physiologiques, telles qu’une augmentation du rythme cardiaque, une respiration rapide et des sueurs, qui aident à préparer le corps à une action immédiate.
À leur tour, ces réponses physiologiques contribuent également à nos sentiments conscients de peur.
Les détails de la rencontre avec la menace sont encodés et stockés dans l’hippocampe, une région du cerveau impliquée dans la formation et la récupération des souvenirs. Ainsi, lorsque nous rencontrons une situation similaire après coup, l’hippocampe récupère le souvenir stocké et nous aide à reconnaître la menace.
Le cortex préfrontal, impliqué dans la prise de décision, la planification et la résolution de problèmes, est responsable de la régulation et du contrôle des réponses émotionnelles et comportementales. Dans les situations où la menace n’est pas immédiate ou dangereuse, le cortex préfrontal peut annuler la réponse de peur initiée par l’amygdale, nous permettant ainsi de rester calmes et rationnels.
Le conditionnement de la peur a également été étudié chez les humains, notamment des humains ayant subi des lésions accidentelles du cerveau. Par exemple, des patients ayant des lésions de l’hippocampe ne se souviennent pas d’avoir été conditionnés, mais expriment des réponses défensives. En effet, le souvenir d’avoir été conditionné est une forme de mémoire explicite, qui nécessite l’intervention de l’hippocampe. Par contre, l’apprentissage de la réponse défensive est une forme de mémoire implicite, qui repose sur l’action conjointe de plusieurs régions du cerveau.
En revanche, des lésions de l’amygdale perturbent la capacité à acquérir une réponse défensive, mais n’affectent pas la mémoire consciente d’avoir été conditionné pour le faire.
La peur peut-elle être manipulée ?
Ainsi, avant les années 2000, les études exploitaient la présence de lésions pour comprendre quelles régions sont impliquées dans la réponse de peur, et comment. Mais en lésant des régions cérébrales entières, les chercheurs ne pouvaient pas étudier les fonctions des différents types de neurones présents dans ces régions cérébrales, ce qui empêchait une compréhension à l’échelle des circuits cérébraux.
De nos jours, différentes techniques permettent aux chercheurs d’activer ou désactiver précisément des populations spécifiques de neurones en peu de temps, en utilisant des techniques telles que la « chémogénétique ». Avec cette technique, on utilise des protéines spécialement conçues, localisées à l’intérieur des neurones du cerveau des animaux de recherche. Lorsqu’un composé chimique spécifique est administré, il peut activer ou désactiver spécifiquement les neurones exprimant la protéine spécialement conçue – qui serait dans notre cas liés à une réaction de peur, par exemple.
Ainsi, la façon dont nous régulons nos souvenirs de peur est un aspect important de la réponse à la peur, sur lequel les chercheurs se sont concentrés, car l’extinction de ces souvenirs de peur est cruciale pour récupérer de troubles anxieux ou traumatiques. Également connue sous le nom d’« extinction de la peur », cette forme d’apprentissage (ou de désapprentissage) repose principalement sur le cortex préfrontal, qui contrôle les réponses émotionnelles et comportementales.
Dans une étude récente, notre équipe à l’École Normale Supérieure de Paris a identifié une nouvelle région cérébrale reliée au cortex préfrontal, et montré que cette connexion est impliquée dans l’extinction de la peur. Il s’agit du « noyau fastigial », une partie du cervelet. Ce dernier s’appelle ainsi car il possède grand nombre de neurones (« petit cerveau » en latin), et est une région récente d’intérêt dans les recherches sur la peur.
Les chercheurs dans notre équipe ont entraîné des souris dans une tâche de conditionnement de peur de type pavlovien. Normalement, après un certain temps sans la présence du choc électrique, les souris arrêtent de s’immobiliser quand elles entendent le son. Ceci indique l’extinction de l’association entre le stimulus sonore et le choc électrique, c’est-à-dire que la mémoire de peur s’estompe. Mais de façon intéressante, lorsque les chercheurs ont inhibé les neurones du cortex préfrontal qui communiquent avec le noyau fastigial en utilisant la chémogénétique, ces souris ont continué à s’immobiliser – plus longtemps que les souris normales.
Cela suggère que les souris manipulées n’ont pas pu éteindre correctement leurs souvenirs de peur, ce qui souligne l’importance de cette communication entre cortex préfrontal et noyau fastigial dans la régulation de l’extinction de la mémoire de peur.
Ce n’est qu’une des nombreuses études récentes qui tirent parti des nouvelles technologies disponibles en neurosciences pour explorer la peur et le cerveau. En fait, assembler les pièces du puzzle des circuits cérébraux sous-jacents à l’acquisition et à l’expression des comportements défensifs est crucial pour avoir une vision globale de la complexité de ces processus. Cela encouragera davantage de recherches sur de nouvelles approches thérapeutiques pour le traitement des troubles liés à la peur chez les humains.
Ana Margarida Pinto, Doctorante, École normale supérieure (ENS) – PSL
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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