Le programme lunaire de la Chine est particulièrement ambitieux si l’on songe que ce pays n’avait rien réalisé dans le domaine de l’espace lointain (au-delà de l’orbite terrestre) avant le début du XXIe siècle. Appelé Chang’e, du nom de la déesse de la Lune dans la mythologie chinoise, il se décline en huit missions : les orbiteurs Chang’e 1 et 2 en 2007 et 2010, suivi par deux atterrisseurs équipés de rovers avec Chang’e 3 et 4 en 2013 et 2018, et par deux missions de retour d’échantillons lunaires, Chang’e 5 et 6, en 2020 et mai 2024. Le futur prévoit Chang’e 7 en 2026 et Chang’e 8 en 2028, deux sondes lourdes constituées de plusieurs véhicules.
Chang’e 6 a été construit comme la réplique de Chang’e 5 et aurait pu être utilisé en secours en cas d’échec de ce dernier. Mais Chang’e 5, comme tous ses prédécesseurs, a été un succès complet en rapportant sur Terre 1 731 g d’échantillons lunaires en cours d’analyse actuellement. La Chine a fait cadeau de 1,5 g d’échantillons de cette mission lors de la visite du président Macron en avril 2023 à Pékin.
Après le 1er alunissage historique sur la face cachée de la Lune par Chang’e 4, et le succès de Chang’e 5, la Chine veut aller plus loin et prévoit avec Chang’e 6 le 1er retour d’échantillons de cette même face cachée.
En effet, le site retenu se trouve au sein du grand bassin Aitken, appelé aussi SPA (South Pole Aitken Basin). Le terme de bassin (à la place de cratère) est important, car il signifie que l’astéroïde qui a créé ce gigantesque cratère de 2 500 km, l’un des plus grands du Système solaire, a percé la croûte et atteint le manteau lunaire.
Donc, Chang’e 6 a pour objectif de collecter pour la 1ʳᵉ fois des échantillons potentiellement issus du manteau, mais aussi des éjectas des plateaux lunaires (matériel de la croûte), et des basaltes issus du volcanisme qui a eu lieu sur la face cachée, il y a 2,4 à 3,4 milliards d’années, ce qui devrait permettre de mieux connaître la composition globale de la Lune, de mieux comprendre la dichotomie entre sa face visible et sa face cachée, et d’améliorer la méthode de datation des surfaces planétaires. Plus précisément, Chang’e 6 se posera au sud du cratère Apollo de 490 km de diamètre par 43° sud et 154° ouest.
Comment va se passer l’alunissage de la mission Chang’e 6 ?
Pour décrire le scénario de cette mission, je fais l’hypothèse que celui-ci est similaire à celui bien connu qu’a réalisé Chang’e 5. La sonde de 8,2 tonnes dont 5,45 t de carburant, pour effectuer les nombreuses manœuvres qu’exige une mission aller-retour, doit être lancé le 3 mai prochain par une fusée chinoise de la base de Wenchang située sur l’île de Hainan, au sud de la Chine.
La sonde est injectée sur une trajectoire directe vers la Lune. Après quatre jours et demi de croisière, elle s’insère sur une orbite elliptique qui passe à 200 km de la Lune par l’allumage de son moteur principal lors de son passage au plus près de la Lune. Pendant les 1 à 3 semaines suivantes, Chang’e 6 va circulariser progressivement son orbite jusqu’à devenir circulaire à environ 200 km d’altitude et incliné de 43° afin de passer au-dessus du site d’alunissage choisi.
La date d’alunissage est choisie en fonction de divers paramètres dont celui de l’heure solaire locale au moment où la sonde sera au sol. En effet, sur la Lune, comme pour les missions Apollo, l’heure locale solaire privilégiée est vers 10h-11h du matin afin d’avoir des ombres nécessaires pour identifier les obstacles lors de l’alunissage.
Fin mai ou début juin, la sonde se séparera en deux véhicules : l’orbiteur et l’alunisseur. Ce dernier abaisse son périlune (point de l’orbite le plus proche de la surface) à 15 km, légèrement plus élevée que les plus hautes montagnes lunaires (c’est cette manœuvre que la sonde russe Luna 25 a ratée en août dernier car, ayant trop freiné, le périlune s’est retrouvé à une altitude négative et la sonde s’est crashée avant même d’avoir débuté sa descente). Depuis cette orbite « rase cailloux », la sonde allumera à nouveau son moteur à l’apolune et amorcera sa descente balistique (c’est-à-dire en chute libre) qui va durer environ un quart d’heure. La procédure est totalement automatique.
Le calculateur de la sonde compare les paramètres de vol avec ceux théoriques qu’il a en mémoire et ajuste sa trajectoire sur cette base. Chang’e 6 n’a probablement pas de système d’alunissage ultra-précis comme avait la sonde japonaise SLIM qui s’est posée le 18 janvier. SLIM prenait des images de la surface et les comparait avec des images en mémoire et corrigeait sa trajectoire en conséquence. Par contre Chang’e 6 a une procédure d’évitement d’obstacle à bord. Arrivée à quelques dizaines de mètres de la surface, la sonde se stabilise et prend des images du sol afin d’identifier les obstacles dangereux ou les pentes excessives. Le calculateur détermine alors le point d’alunissage et effectue les manœuvres pour l’atteindre. La difficulté de cette procédure est qu’elle crée avec ses moteurs une vitesse de déplacement horizontale potentiellement dangereuse et qu’il est nécessaire d’annuler à l’atterrissage. On l’a vu récemment, deux sondes se sont posées sur le flanc (SLIM et Odysseus), probablement à cause d’une vitesse horizontale excessive.
Quel objectif pour la mission chinoise Chang’e 6 sur la Lune ?
Posée au sol, Chang’e 6 doit réaliser sa mission en 48 heures, le temps nécessaire pour l’opération. Elle va collecter des échantillons avec son bras mécanique d’une part (~1 500 g) et effectuer un forage pouvant atteindre 2 mètres afin de récupérer des échantillons en profondeur (~ 500 g). La Lune étant dépourvue d’atmosphère, elle est bombardée en permanence par divers rayonnements cosmiques d’origine solaire (vent solaire, éruption) et galactique pour les plus énergétiques. Ces derniers pénètrent dans le sol jusqu’à un mètre d’où l’intérêt de collecter des échantillons non altérés par ce rayonnement. Cette procédure est opérée depuis la Terre.
Chang’e 6 embarque également quatre instruments non chinois : un rétro-réflecteur laser italien INRRI (pour déterminer avec précision l’orbite de futurs orbiteurs lunaires), un instrument suédois NILS de mesure des ions négatifs réfléchis par la surface, un cubesat 6U pakistanais iCUBE Q pour la détection de traces d’eau et l’instrument français DORN.
DORN (Detection of Outgassing Radon) est un spectromètre alpha (ou noyau d’hélium) constitué de détecteurs en silicium qui mesure la décroissance radioactive du radon. Il est sous la responsabilité scientifique de Pierre-Yves Meslin de l’Institut de Recherche en Astrophysique et Planétologie à Toulouse qui en est le maitre d’œuvre sous la maitrise d’ouvrage du CNES. Le radon est un gaz rare inerte issu de la décroissance radioactive de l’uranium via le radium. Le radon est le traceur idéal du dégazage lunaire, il vient alimenter l’exosphère de la Lune qui est une atmosphère dynamique extrêmement ténue issue de ce dégazage, mais aussi du vent solaire et du bombardement micro-météoritique. Le radon a déjà été détecté autour de la Lune depuis l’orbite (Apollo 15 et 16, Lunar Prospector et Kaguya) mais jamais depuis la surface, et avec une sensibilité plus faible que DORN.
Le radon peut être libéré du sous-sol lunaire et diffuser ou être transporté par d’autres gaz jusqu’à sa surface (possiblement suite à des événements sismiques), où il va se désintégrer et déposer sur la surface ses descendants radioactifs, le Polonium, qui sera également mesuré.
Sa désintégration et celle de ses descendants s’accompagnent de l’émission de particules très énergétiques (des particules alpha de quelques millions d’électron-volt ou MeV) qui sont détectées par l’instrument DORN. En résumé DORN va étudier le dégazage lunaire et le transport des gaz dans le régolithe (et donc contraindre les propriétés thermophysiques du régolithe qui les contrôlent), leur transport dans l’exosphère, le transport de la poussière du régolithe et remonter à la teneur en uranium dans le sol.
Les échantillons récoltés par Chang’e 6 pourront aussi être analysés en laboratoire et ces analyses pourront être comparées à ce que DORN aura mesuré directement dans l’environnement lunaire. Après un demi-siècle, DORN marque le retour de la France à la surface de la Lune.
Le retour sur Terre de Chang’e 6
Après 48 heures sur la Lune, le module de remonté décolle avec ses précieux échantillons et réalise un rendez-vous en orbite lunaire avec l’orbiteur, ensuite les échantillons sont transférés dans une capsule de retour. Le module est alors largué et l’orbiteur amorce des manœuvres d’allongement de son orbite jusqu’à l’injection sur sa trajectoire de retour. Trois jours plus tard, la capsule est larguée vers la Terre. Celle-ci effectue sa rentrée à plus de 11 km/sec et réalise un rebond dans l’atmosphère, descendant à 60 km pour remonter ensuite vers 100-140 km. L’atterrissage a lieu sous parachute dans la bannière de Siziwang en Mongolie-Intérieure.
À noter que le 20 mars 2024 la Chine a envoyé en orbite lunaire le satellite relais Queqiao 2. Celui-ci (1,2 tonne) est une version plus performante du Queqiao précédent. Celui-ci sera placé sur une orbite optimisée pour assurer la fonction relais depuis la face cachée et le pôle Sud.
Après Chang’e 6, la Chine visera le pôle Sud avec de gros alunisseurs que sont Chang’e 7 et 8. Au-delà, la Chine annonce vouloir développer une station de recherche automatisée au pôle Sud (ILRS) ouverte à la coopération internationale et qui serait à terme visitable par des taïkonautes. Ce programme est très ambitieux et se déroule jusqu’à présent avec des succès technologiques indéniables. En parallèle, le programme habité chinois prévoit d’envoyer des taïkonautes sur la Lune dans la prochaine décennie.
Francis Rocard, Planétologue, Responsable des programmes d’exploration du Système solaire, Centre national d’études spatiales (CNES)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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