Nous sommes nombreux à en avoir conscience : adopter des modes de vie plus écologiques est devenu une nécessité. Pour autant, nous n’agissons pas de manière écologiquement vertueuse en toutes circonstances (loin de là), et, surtout, nous nous accordons, parfois inconsciemment, des « écarts » après avoir fourni une bonne action sur le plan environnemental. C’est ce qu’on appelle « l’effet de compensation morale ».

Tant pis pour votre empreinte carbone, vous décidez finalement d’acheter ces délicieux avocats acheminés de l’autre bout du monde, ou, pire, de prendre l’avion vers cette destination tant rêvée, vous disant que c’est bien mérité, après tous les efforts que vous avez fournis pour l’environnement pendant l’année – achats durables, vélo pour vous rendre au travail, tri de vos déchets…

Hypocrisie environnementale ? Pas nécessairement. On appelle cela la compensation morale. D’abord observé en psychologie, ce biais comportemental désigne le fait qu’une précédente « bonne action » peut vous déculpabiliser et vous inciter à en réaliser une « mauvaise ».

La compensation morale, souvent inconsciente, est un arbitrage interne qu’opère l’individu. Pour le comprendre, aidons-nous d’une métaphore bancaire : imaginons que nous possédons une sorte de « compte moral » sur lequel nous recensons les bonnes et les mauvaises actions comme des crédits et des débits, le principe de base étant de maintenir le compte dans le positif, ou tout du moins à l’équilibre.

Acheter des yaourts 0 %, mais se laisser aller avec des goûters hyper-sucrés, craquer pour un soda glacé après une séance de sport, prendre l’ascenseur après être venu en vélo au travail… Cette compensation se retrouve dans des enchaînements d’efforts et de petites récompenses que nous nous attribuons sans nécessairement nous en rendre compte mais qui peuvent au final menacer l’atteinte de notre objectif initial.

Environnement et compensation morale

Il existe de multiples études documentant ce biais dans le domaine de l’environnement.

Ainsi, des chercheurs de l’université de Nankin en Chine, ont mené une expérience auprès de 80 individus qui ont réparti aléatoirement leurs achats entre un magasin en ligne de produits conventionnels et une boutique de produits biologiques.

Ils ont observé que les participants ayant acquis des produits biologiques ont consommé plus d’eau dans une tâche expérimentale ultérieure par rapport à ceux ayant acheté des produits conventionnels. De plus, ces mêmes personnes ont également reporté une intention plus faible de s’engager dans des actions en faveur de l’environnement.

Parfois, il suffit qu’un proche, parent ou ami, réalise une action vertueuse, comme un don à une association environnementale ou l’achat d’un véhicule écologique, pour que l’individu se sente autorisé à relâcher ses efforts en termes d’achats de produits écologiques ou d’utilisation des transports en commun, ce qui rend incertains les bénéfices globaux de l’action vertueuse.

Exemple avec cette étude menée en 2019, qui met les participants dans une situation où ils imaginent qu’un proche fait le choix d’un réfrigérateur. Une partie des participants apprend que ce dernier a opté pour un réfrigérateur économe en énergie par souci environnemental, alors que l’autre partie est informée que ce proche s’est orienté vers un réfrigérateur conventionnel. Ceux dont le proche avait sélectionné un équipement économe en énergie ont exprimé des intentions comportementales pro-environnementales plus faibles.

Dans d’autres cas, le simple engagement mental à faire mieux ou plus dans le futur (« à partir du mois prochain, je recycle tous mes déchets ») permettrait à l’individu de se sentir libre d’en faire moins dans l’immédiat (« je ne trie rien aujourd’hui »). On fait ainsi face à une sorte de « procrastination écologique » : repousser à plus tard ma bonne action m’autorise dès maintenant à adopter un comportement peu souhaitable.

Le contexte social joue aussi sur les efforts en faveur de l’environnement. Ainsi, l’individu se prête plus volontiers à des actions vertueuses si une forme de contrôle social est exercée, par exemple par des collègues soucieux de l’environnement (et vérifiant que le chauffage du bureau n’est pas trop élevé et le papier de l’imprimante recyclé). S’il échappe à ce contrôle, l’individu peut se permettre quelques libertés (chauffer sa chambre d’hôtel de manière excessive en déplacement).

Comment bien recycler ses déchets ? // Source : Canva
Mais au moins on trie ses déchets. // Source : Canva

Quel bilan pour l’environnement ?

Les travaux sur la compensation morale sont relativement récents. La première étude en psychologie date de 2001 et il faut attendre le début des années 2010 pour voir apparaître les premières recherches dans le domaine de l’environnement. D’abord en 2010, avec cette étude sur la consommation « verte»  puis en 2012 avec ce travail portant sur le rapport à la consommation d’électricité suivis de nos propres travaux sur l’hypocrisie morale (2013) ou de ceux de collègues portant sur la consommation d’eau et d’électricité.

En conséquence, l’effet global sur l’environnement de la compensation morale est encore difficile à déterminer.

On sait cependant que la compensation morale peut complètement fausser l’évaluation qu’on peut faire d’une politique publique. Par le biais d’une expérience de terrain auprès de 154 ménages américains en 2011, dans la ville de Lynnfield (Massachusetts), près de Boston, des chercheurs ont dressé le bilan énergétique d’une politique de communication testée pour réduire la consommation d’eau domestique.

Il s’agissait d’un simple prospectus qui était distribué aux ménages, leur indiquant leur volume de consommation d’eau et celui de leurs voisins les plus économes. Ce prospectus est un « nudge » qui s’appuie sur une norme sociale (ici le niveau de consommation des voisins les plus efficaces) pour inciter les ménages à réduire leur consommation d’eau en se conformant à cette norme.

Si cette politique a bien eu l’effet escompté en réduisant la consommation d’eau de 6 %, elle a également eu pour conséquence indésirable d’augmenter la consommation d’électricité de ces mêmes ménages de 5,6 %. Ainsi, en faisant les comptes entre l’électricité économisée à ne pas chauffer l’eau (estimée à 0,5kWh/personne/jour) et l’électricité consommée en plus (0.89kWh/personne/jour) à cause de la compensation morale, le bilan de la politique est négatif et affiche une augmentation de la consommation globale d’électricité des ménages.

D’autres études de terrain ont montré que la souscription à une offre d’électricité verte ou la possibilité d’acheter des crédits carbones pouvait entraîner une augmentation de la consommation d’électricité.

Les femmes plus respectueuses de l’environnement que les hommes

Nous pouvons tous être sujets à la compensation morale, dans le sens où chacun peut être susceptible de rationaliser ou de justifier un comportement moins vertueux en se livrant à des actions jugées méritantes pour compenser, même si ces actions ne sont que symboliques ou superficielles.

Cependant, l’ampleur et la fréquence de ce phénomène peuvent varier d’une personne à l’autre en fonction de ses valeurs personnelles et des raisons pour lesquelles la bonne action est accomplie.

Par exemple, ceux qui attachent une grande importance à la protection de l’environnement semblent avoir plus tendance à compenser une action vertueuse par une action moins vertueuse. Une explication à cela serait que plus on accorde de l’importance à l’environnement, plus l’action vertueuse réduirait notre culpabilité à réaliser ensuite une action moins vertueuse.

Ainsi, si les femmes ont généralement plus tendance à adopter des comportements respectueux de l’environnement que les hommes, elles sont du coup plus susceptibles de se livrer à de la compensation morale.

Enfin, une bonne action ne génère pas le même effet de compensation morale suivant si elle a été réalisée de manière volontaire ou obligatoire ou suivant si l’individu a été rémunéré pour la faire ou l’a réalisée gratuitement. Une étude montre que lorsque les individus sont payés pour réaliser une bonne action, cela ne génère pas ensuite de compensation morale. On peut penser que le fait d’être payé atténue l’aspect moral et gratifiant du fait d’avoir réalisé un geste vertueux.

Des pistes pour des politiques publiques plus efficaces

Toutes les politiques publiques qui visent à inciter les individus à adopter des comportements plus souhaitables collectivement peuvent engendrer cette compensation, ce qui remet en cause leur efficacité. Alors, existe-t-il des moyens pour l’atténuer ?

Une première piste de réponse serait de rappeler les raisons qui ont poussé à accomplir la bonne action initiale.

Si par exemple un individu investit dans une voiture électrique, il faudrait pour éviter qu’il compense cette bonne action en conduisant davantage, lui rappeler les raisons environnementales pour lesquelles il a choisi cet achat.

Cela pourrait prendre la forme d’un simple mail, ou d’un message au moment où il démarre la voiture.

Source : Raphaelle Baut
« J’ai un gros SUV, mais je fais pipi sous la douche. » // Source : Raphaelle Baut

Une autre approche pourrait être d’informer, au moment opportun, les individus sur le risque de l’effet de compensation et de les encourager à ne pas adopter une approche comptable de leurs bonnes actions. Cela revient à prendre conscience que certaines de nos actions (laisser les lumières allumées) peuvent annuler l’effet d’un effort préalable (prendre des douches plus courtes). Naturellement, une fois éclairés sur cet effet, nous pourrions nous trouver plus enclins à ajuster nos comportements et réduire la compensation afin d’éviter le sentiment du « tout ça… pour ça ! »

Enfin, s’efforcer d’orienter le discours sur le but final (je réduis mon empreinte carbone) plutôt que sur des actes isolés (je me déplace de plus en plus à vélo), en adoptant une vision plus globale pour faire en sorte que nos efforts pourrait également amener à une prise de conscience.

Nous espérons que la lecture de ce texte vous aidera à empêcher la compensation de votre prochaine BA pour l’environnement.

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Lisette Hafkamp Ibanez, Directrice de recherche en économie comportementale et environnementale, CEE-M, Inrae; Gilles Grolleau, Professor, ESSCA School of Management; Simon Mathex, Doctorant en économie de l’environnement et en économie comportementale, CEE-M, Inrae et Sophie Clot, Professeure, University of Reading

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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