Les lunes glacées des planètes externes du système solaire n’ont pas fini de surprendre les scientifiques, et tout d’abord parce qu’elles nous forcent à étendre la notion d’« habitabilité » – les conditions qui pourraient permettre à la vie, telle qu’on la connaît, d’éclore.
C’est pour étudier une de ces lunes que la mission Europa Clipper doit décoller le 13 octobre depuis Cap Canaveral en Floride, aux États-Unis [si les conditions le permettent] – à partir du pas de lancement historique 39A qui a notamment vu s’envoler les missions Apollo, pour rejoindre une des lunes de Jupiter, appelée Europe.
Une redéfinition de la « zone d’habitabilité »
Traditionnellement, la zone « habitable » est définie comme un intervalle de distance à l’étoile où l’eau liquide pourrait exister de façon stable à la surface. Trop près de l’étoile, il fait trop chaud et l’eau se trouve sous forme de vapeur. Trop loin de l’étoile, il fait trop froid et l’eau se trouve sous forme de glace. Ainsi, dans notre propre système solaire, seules la Terre et Mars sont dans la « zone habitable » (même si, sur Mars, l’eau liquide n’est pas possible en surface à cause de la trop faible pression atmosphérique).
Ainsi, « habitable », ne veut en rien dire habité, mais détermine les conditions minimales pour qu’une forme de vie similaire à celle que l’on connaît se développe et se maintienne.
Mais avec l’exploration du système solaire externe, et notamment des systèmes de Jupiter et Saturne, les scientifiques ont dû questionner la pertinence de cette définition, notamment avec la possibilité de grande quantité d’eau liquide en profondeur dans les lunes.
En effet, la mission Galileo de la NASA a permis de découvrir dans les années 1990 avec surprise sur Europe, Ganymède et Callisto, deux lunes glacées de Jupiter, la présence probable d’océans d’eau liquide et salée, cachés sous leurs épaisses croûtes de glace (plusieurs dizaines de kilomètres).
Une décennie plus tard, c’est la mission Cassini-Huygens qui a mis en évidence des caractéristiques intrigantes des lunes glacées de Saturne : Titan et Encelade auraient des océans internes d’eau liquide, en partie révélés par des activités en surface, comme les geysers s’échappant des failles, nommées « griffures de tigre » sur Encélade. Et cette année, c’est Mimas, une autre petite lune de Saturne, qui a été sous le feu des projecteurs avec une étude très précise de son orbite qui suggère la présence d’un océan sous sa surface.
Ces découvertes ont permis d’étendre cette notion de « zone habitable » à de possibles environnements sous la surface des corps planétaires.
Déterminer l’habitabilité consiste à établir quatre éléments :
- La présence d’eau liquide ;
- Une composition chimique propice à l’apparition de la vie : des molécules
composées d’atomes CHNOPS (Carbone, Hydrogène, Azote, Oxygène,
Phosphore et Soufre) ; - Une source d’énergie qui puisse induire des réactions chimiques (par exemple
l’altération chimique des roches, de la chaleur…) ; - Une stabilité de ces trois conditions sur des temps géologiques pour permettre
une possible émergence de la vie.
Sur toutes ces lunes glacées, la présence d’eau liquide est due à la chaleur produite par les effets de marée qui déforment les corps en profondeur et les font s’échauffer. Ces effets peuvent être très forts, car toutes ces lunes orbitent proches des géantes gazeuses très massives.
Ainsi, Europa Clipper a pour objectif principal de déterminer l’« habitabilité » de l’océan sous-glaciaire d’Europe, c’est-à-dire de confirmer la présence d’un océan global, qui pourrait contenir deux fois plus d’eau que tous les océans de la Terre réunis. Il s’agit également de déterminer sa salinité, sa composition, sa température et ses potentiels liens avec la surface.
Tous les instruments embarqués par Europa Clipper pour inspecter la lune Europe
Europa Clipper est équipée de neuf instruments scientifiques, chacun d’eux pensé pour apporter des informations essentielles sur la lune de Jupiter dans différents domaines.
Quatre instruments sont particulièrement importants pour imager la surface d’Europe afin de mieux décrire et comprendre ses caractéristiques.
Pour cartographier Europe en champ large et en haute résolution, ce sont les deux caméras complémentaires du Europa Imaging System qui entreront en action. Leurs données permettront aussi de déterminer la topographie d’Europe.
La composition chimique de la surface sera analysée par des spectromètres qui permettront d’identifier les atomes et molécules présents à la surface. Le premier, dans le proche infrarouge (MISE pour Mapping Imaging Spectrometer for Europa) pourra notamment cartographier la présence de sels. Le second, dans l’ultraviolet (Europa Ultraviolet Spectrograph) sera particulièrement utile pour la recherche de geysers.
L’imageur thermique E-THEMIS (Europa Thermal Emission Imaging System) permettra d’estimer la température à distance pour détecter des points chauds, possibles signes d’activité géologique sous la surface.
Pour sonder la croûte glacée d’Europe en profondeur et comprendre sa dynamique, et en particulier ses échanges avec l’océan sous-jacent, Europa Clipper embarque aussi le radar REASON (Radar for Europa Assessment and Sounding : Ocean to Near-surface) conçu pour pénétrer la glace et révéler la structure interne des couches supérieures de la lune. Il devrait permettre notamment de détecter des poches d’eau liquide à différentes profondeurs, peut-être même la transition glace-océan, et fournir des données cruciales sur l’épaisseur de la glace et la nature de l’océan sous-jacent.
Des survols de la lune de Jupiter à « basse » altitude
Les quatre derniers instruments embarqués par Europa Clipper sont destinés à ce que l’on appelle des mesures « in-situ », qui permettent de mesurer directement leur environnement, là où ils se trouvent.
En particulier, lors des survols bas, à moins de 100 kilomètres de la surface, deux instruments vont analyser la densité et la composition chimique des particules éjectées de la surface par des impacts ou par de potentiels geysers, dont on a pour l’instant que des indications indirectes. Ainsi, le spectromètre de masse (MAss Spectrometer for Planetary EXploration/Europa) va analyser la très fine « atmosphère » d’Europe (en réalité une « exosphère » à une pression de 10-12 bar, soit 1 000 milliards de fois moindre que sur Terre) et l’analyseur (SUrfae Dust Analyzer) les poussières.
La sonde embarque aussi un magnétomètre (Europa Clipper Magnetometer) pour mesurer les perturbations du champ magnétique autour d’Europe. Ces perturbations peuvent notamment nous informer sur la composition de l’océan. De façon complémentaire, les mesures de gravité par le système radio de la sonde permettront d’analyser les effets de marées gigantesques exercés par Jupiter sur Europe. Comprendre comment les forces de marées affectent Europe nous permettra de mieux contraindre la structure interne de la lune et notamment la profondeur de l’océan.
Enfin, PIMS (Plasma Instrument for Magnetic Sounding) mesurera les caractéristiques des particules chargées dans l’environnement du Jupiter (appelées plasma), ainsi que le bombardement de particules arrivant en surface. En effet, un océan salé produit un champ magnétique induit en réaction au champ magnétique de Jupiter et le plasma nous permettra de caractériser précisément ces champs magnétiques.
En route vers Jupiter…avant un rendez-vous en 2030
Un programme chargé attend donc Europa Clipper, mais la sonde est solidement équipée pour déterminer dès 2030 l’habitabilité d’un des corps les plus intriguant du système solaire.
Europa Clipper va rejoindre sa grande sœur Juice (Jupiter Icy Moons Explorer) de l’agence spatiale européenne (ESA) lancée en avril 2023 depuis Kourou, en Guyane française. Alors qu’Europa Clipper se concentrera sur Europe, Juice explorera le système de Jupiter dans sa globalité avec un intérêt particulier pour ses lunes glacées et finira par une mise en orbite autour de sa plus grande lune, Ganymède.
Ces missions conjointes illustrent la compétition, mais surtout la forte coopération internationale dans le domaine de l’exploration spatiale. Pour la première fois, deux missions vont explorer le même système au même moment offrant aux scientifiques de plusieurs générations une occasion unique de comprendre ces mondes lointains.
Frédéric Schmidt, Professeur, Planétologie, Université Paris-Saclay et Ines Belgacem, Planétologue – spécialiste des opérations scientifiques (du design à l’exécution), European Space Agency
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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