Longtemps considérés comme désertiques, froids et obscures, les grands fonds marins, à plus de 500 mètres de profondeur, où la lumière du Soleil ne pénètre plus, peuvent se révéler être de véritables oasis de vie, à proximité d’émissions de fluides ressemblant à des geysers, qui sortent des entrailles de la croûte océanique, formant alors de grandes cheminées : les sources hydrothermales.
Ces sources hydrothermales que l’on trouve par exemple le long des dorsales médio-océaniques qui lézardent la croûte océanique en profondeur, n’ont été observées pour la première fois qu’en 1977, par des géologues décidés à en découdre avec la tectonique des plaques. Par grande profondeur, dans le noir obscur et donc sans lumière pour assurer la photosynthèse à la base de la vie sur Terre, les géologues ont été très surpris d’observer des vers géants, des crevettes ou des crabes. En effet dans ces milieux, la vie est possible non par grâce à la photosynthèse basée sur l’énergie lumineuse, mais grâce à la chimiosynthèse microbienne, qui utilise l’énergique chimique disponible dans les fluides émis par les sources hydrothermales (sulfure, hydrogène, fer, méthane…) afin de construire les briques de la vie : sucres, protéines, lipides. La vie s’est donc adaptée. D’où vient-elle ? La question reste grande ouverte !
Jusqu’à 2 500 crevettes par mètre carré en plein milieu de l’océan Atlantique
C’est au milieu de l’Atlantique qu’une petite crevette de 5 cm du nom de Rimicaris exoculata, a été découverte en 1986 en plein milieu de l’Atlantique.
Elle vit en agrégats très denses et mobiles le long des parois des fumeurs, on en compte jusque 2 500 par mètre carré ! Cette crevette a très vite attiré le regard des biologistes avec sa grosse tête hypertrophiée, une peu comme des bajoues de hamster après un bon repas. Ne parlons pas de son comportement : elle semble manger des cailloux ! Quelques photographies de sa carapace plus tard, on découvrait un dense tapis de bactéries qui la colonisait.
C’est ainsi que nous nous sommes rencontrées en 2001, au cours de discussion avec un chercheur qui terminait sa carrière et moi, microbiologiste, passionnée de géologie et de volcan, qui commençait. Comment cette crevette, avec de telles densités pouvait-elle vivre et se développer ainsi dans des milieux extrêmes, toxiques (sulfures, méthane, hydrogène, métaux lourds…), et que mangeait-elle ? Il n’en fallait pas plus pour aiguiser ma curiosité : Il fallait aller voir de plus près son mode de vie… Mais pour cela il faut y aller : 3 600 mètres de profondeur sous la mer pour la rencontrer.
Le Nautile, un sous-marin scientifique français armé pour les grandes profondeurs
C’est ainsi que j’ai commencé à me former pour utiliser un sous-marin, aussi précieux que rare. Il n’y en a même pas une dizaine dans le monde. Le Nautile, qui peut nous emmener vers les grands fonds marins jusqu’à 6 000 m de profondeur.
Quelques tests médicaux d’aptitude et un test en caisson hyperbare plus tard, j’embarque sur une campagne scientifique et plonge pour la première fois en 1999. Depuis, j’ai eu l’extrême privilège de plonger 17 fois, en mission d’essais avec les technologues qui développent l’engin, ou en mission scientifique. Intriguée et avec le goût de comprendre j’ai alors fait l’exercice de devenir copilote scientifique !
Une campagne à la mer, c’est une aventure humaine, d’explorateur moderne, et la volonté d’en savoir plus et de comprendre comment la vie se développe, s’adapte, colonise les grands fonds marins, loin du regard des humains, cachée par des milliers de mètres d’eau salée. C’est là que je travaille à mi-chemin entre les Canaries et les Antilles, pendant 45 jours. La campagne BICOSE3 fin 2023 nous a ainsi emmenés pendant 46 jours sur site avec le navire baptisé le « Pourquoi pas ? » et le Nautile pour 27 plongées, une par jour.
Une préparation minutieuse avant une plongée dans les abysses
Et pas question d’oublier quelque chose avant de partir… on reste en mer à bord du navire au milieu de l’Atlantique au-dessus des sites, alors la préparation est longue et minutieuse.
Chaque caisse, container, outil est préparé avec tout le matériel de laboratoire pour travailler à bord. L’équipe scientifique est composée de 31 personnes, dont un cinéaste, 9 opérateurs du sous-marin et les 35 marins du navire. Les trois équipes travaillent de concert pour apporter un maximum de résultats, le chef de mission doit organiser les journées de plongée et les nuits d’opérations tels des dragages ou des carottages.
Chaque plongée est unique, préparée sur plusieurs jours à l’avance. Les pilotes et les scientifiques échangeant les demandes et les possibles. Les « non » succèdent aux « peut-être », les négociations vont bon train puis le plan de plongée est établi entre le pilote et la cheffe de mission.
La veille de la plongée, le scientifique révise alors son plan de plongée, tout est cadencé. On a 6 heures sur le fond, il ne faut pas perdre de temps à se demander ce que l’on doit faire, on doit être actif et indiquer au pilote le travail, les mesures, les prélèvements.
« Demain je plonge par 3600 m de fond pour aller voir ma crevette ! »
La soirée arrive, repas léger, couchée tôt. La plongée à venir tourne dans la tête, les cartes, les actions, les expériences à faire pour toute l’équipe, chaque plongée est résolument pluridisciplinaire.
Levée 6h30, petit repas très léger puis la check-list commence. Tout est contrôlé chaque matin, les opérateurs testent tout sur le sous-marin, la puissance, la propulsion, l’informatique, les lumières, les bras, caméras, radio… 6 heures de travail sur le fond, environ 3h de descente et de remontée, soit 9h dans l’engin.
8h30 nous sommes prêts, on se change avec une combinaison ignifugée et nous voilà devant l’entrée de la sphère sur la mezzanine. Le copilote descend et j’entre, puis le pilote se met en place, assis sur le dessus du sous-marin. Le sous-marin recule sur le pont, on entend les chaînes qui permettent de reculer avec la crémaillère.
Je m’installe, allongée le nez au hublot sur la droite du sous-marin. J’installe le PC de contrôle des analyseurs de chimie, les cartes, carnet et crayon attaché avec sa ficelle, je prépare ma polaire, chaussettes et bonnet car la sphère va vite se refroidir au cours de la descente. Nous sommes sur le point de mise à l’eau, le pilote entre et ferme la trappe de la sphère et s’installe sur le côté gauche du sous-marin, allongé, le copilote est lui assis derrière nous.
« Portique à la mer » et nous voilà basculés au-dessus de l’océan, puis nous descendons et nous touchons l’eau. Le tablier arrière du navire est devant mes yeux, l’eau est claire et les poissons passent, puis on s’éloigne petit à petit.
Les plongeurs font les dernières vérifications, tout est OK nous pouvons prendre la plongée. C’est parti pour 1h30 de descente environ, on s’assoit et on repasse rapidement la plongée et les actions à faire, contact avec la surface toutes les 30 minutes.
L’extérieur d’un bleu lumineux s’assombrit peu à peu, 200 m, ça devient gris, 300 m, puis noir très vite avant 500 m. Le silence s’impose, le calme, la descente continue, 800 m, 1 000 m, 1 500 m… On mange un repas préparé par la cuisine ce matin. Puis les pings de détection du fond se font entendre au sondeur, on se met en position : bonnet en place, tête appuyée au bord du hublot froid, polaire et chaussettes.
Et c’est parti pour 6h sur le fond. Les lumières sont allumées, et on observe devant nous. Le copilote assure la navigation et nous nous dirigeons vers la cheminée à étudier et ses crevettes. De petites taches blanches attirent l’œil, ce sont des galathées (des crustacés qui ont de grandes pinces devant et l’abdomen replié sous le ventre) et anémones, preuve que nous ne sommes pas loin du site. Puis on commence à voir le relief, les cheminées sont devant nous avec leur panache noir tourbillonnant faisant penser à une nuée ardente.
Les crevettes se nourrissent de bactéries
Et là, des milliers de crevettes nagent entre l’eau de mer froide, mais oxygénée leur permettant de respirer, et les fluides enrichis en minéraux et autres composés chimiques permettant de faire fonctionner la chimiosynthèse nutritive. En effet cette crevette héberge dans la carapace de la tête des milliers de bactéries de plusieurs espèces qui la nourrissent directement par la tête ! Elle a toujours un système digestif qui semble fonctionnel mais dont on ne connaît pas encore bien le rôle.
C’est un émerveillement de voir le comportement de ces animaux, parfaitement adaptés à ces conditions de vie extrêmes. Les grands fonds sont très colorés, rouges, noirs, gris, blancs, jaunes, orange, même pailletés avec les particules de sulfures. Les animaux pullulent, pas seulement les crevettes, mais aussi des anémones, des crabes, des poissons, des moules parfois : une véritable oasis de vie. Nous tournons autour du site pour trouver une zone où travailler, il faut se poser et être stable 15 minutes pour les mesures de chimie. On se pose, un savant mélange de propulsion et d’appuis sur la cheminée. Nous commençons de mesures de chimie, finement au centimètre près autour des agrégats de crevettes, afin de caractériser les conditions de vie.
Tout à coup le sous-marin bouge, soulevé par une volute de panache. On se déplace et on trouve une autre zone plus calme. Nouvelle mesure de chimie. Nous prélevons de l’eau dans les poches. On ouvre le panier pour attraper une boite appelée PBT (petites boites isothermes), je demande des échantillons de roches que le sous-marin manipule grâce à la dextérité du pilote.
La boite est rangée, le panier refermé. Nous faisons de la vidéo avec le copilote, 4K aujourd’hui, afin de partager nos découvertes ! Puis il faut attraper l’aspirateur à faune pour prélever différents échantillons de crevettes, les adultes à grosse tête, plutôt blanches, les juvéniles rouges presque fluo, afin de mieux comprendre leurs capacités d’adaptation et le fonctionnement de leurs symbioses avec les bactéries.
Une myriade de crevettes passe devant mon hublot, ça grouille littéralement. On s’avance doucement, on recule, on se penche un peu pour attraper un dernier échantillon.
Le temps passe vite, nous partons sur le deuxième site pour prélever des fluides à haute température. Le site est devant nous, il faut se positionner en douceur. Sortie de la sonde de température, 322 °C, 351 °C, 375 °C, 388 °C, le fluide à la base est clair. La sonde est rangée, il faut ouvrir le panier et prendre la seringue titane, la mettre en position sur la sortie de fluide, tout en maintenant le Nautile en place, le pilote est très concentré. Je dois surveiller la purge et demander le déclenchement de prélèvement dès qu’elle est claire. Tout se passe en quelques secondes, il ne faut pas bouger pour ne pas diluer le précieux fluide avec de l’eau de mer.
La bouteille est remise dans le panier après 35 minutes de bataille avec les éléments, puis nous descendons à la base de la cheminée faire de la vidéo et des mesures de chimie sur les habitats. Les 6h défilent, le responsable de surface nous indique que nous devons amorcer la remontée… Trop court, on voudrait rester, tant de choses merveilleuses sous les yeux. On est humble devant cette nature majestueuse, ces écosystèmes qui semblent loin de nous et pourtant si proches qu’on voudrait tendre la main pour les toucher. Cette extraordinaire capacité de la vie à coloniser tous les biotopes, même les plus improbables vus d’un œil humain !
Nous voilà en surface, ballotés par la houle, les plongeurs sont autour de nous et nous rattachent. On est hissés hors de l’eau, puis basculés sur le pont, posés sur le charriot. C’est fini pour cette plongée. Les scientifiques courent devant le sous-marin pour récupérer les précieux échantillons et partent vite dans les laboratoires. On peut alors sortir de la sphère, et c’est le debriefing avec les collègues. Quelle journée !
Cet article a été publié à l’occasion des 40 ans de l’Ifremer où vous pourrez assister à un ciné-débat autour du film « Abysses, la conquête des fonds marins » le 24 octobre à La Seyne-sur-Mer.
Marie-Anne Cambon, Chercheur en écologie microbienne et symbioses sécialisées dans les grands fonds, Ifremer
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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