La bataille se déroule quelque part au large de Terre-Neuve. Au milieu d’une lande déserte, la carcasse d’un navire se décompose lentement. Nous sommes en 1991 à 4 000 mètres sous la surface et les phares d’un sous-marin de poche balaient l’obscurité. Il faudra deux décennies pour que l’échantillon de rouille prélevé sur la victime ne dévoile l’identité de l’agresseur : le RMS Titanic subit les assauts d’une bactérie adepte des conditions de vie extrêmes, Halomonas titanicae, qui attaque ses structures métalliques et prolifère dans des milieux dont la concentration en sel serait mortelle à la plupart des formes de vie.
L’histoire aurait pu en rester là. Mais c’est sans compter sur la curiosité grandissante des chercheurs pour ces micro-organismes, dont l’incroyable faculté d’évoluer aux limites extrêmes de la vie interroge sur nos origines et nous fait lever les yeux à la recherche d’autres mondes habités.
Halomonas titanicae a fini par livrer le secret de sa résistance au sel en septembre dernier : la bactérie utilise une molécule, l’éctoïne, pour protéger ses cellules. Cette molécule possède des vertus anti-inflammatoires qui ont trouvé leur application en médecine. Et l’efficacité corrosive de la bactérie pourrait bien la destiner à des applications de gestion des déchets métalliques.
Halomonas Titanicae a fini par livrer le secret de sa résistance
À peine connus il y a encore une trentaine d’années et rangés au rang de curiosités du vivant, les organismes extrêmophiles ont attiré les projecteurs à la fin des années 1970 lorsqu’un biologiste américain, Thomas D. Brocke, découvre une bactérie coulant des jours paisibles dans les sources bouillonnantes du parc du Yellowstone.
L’enzyme qu’elle utilise pour répliquer son ADN comme une photocopieuse amplificatrice atterrit alors dans les laboratoires du monde entier tant ses applications sont essentielles. La technique, appelée PCR (polymerase chain reaction), consiste à dupliquer un morceau d’ADN des milliards de fois jusqu’à obtenir un échantillon suffisamment important pour être analysé. Les chercheurs peuvent ainsi étudier les maladies génétiques, l’ADN dégradé des fossiles ou encore les minces traces d’ADN laissées sur les scènes de crime.
Depuis, ces organismes ont été découverts dans presque tous les recoins de la planète où on les a cherchés, des sources hydrothermales océaniques (ces cheminées qui se forment à grande profondeur sur les dorsales océaniques et exhalent un mélange d’eau, de souffre et de méthane à 350 degrés), jusqu’à l’intérieur des cuves pétrolières en passant par le manteau terrestre ou règnent température et pression intenses.
Sources bouillonnantes de Yellowstone / CC Brocken Inaglory
Les antibiotiques de demain
Quel que soit leur habitat de prédilection, les bactéries extrêmophiles possèdent une caractéristique commune qui excite la curiosité des chercheurs : elles doivent toutes développer des stratégies pour réparer leur ADN et protéger leurs protéines des agressions du milieu.
« Il existe dans toutes les cellules un système de contrôle qualité qui détruit les protéines déficientes, explique Bruno Franzetti, directeur du groupe Extrêmophiles et grands assemblages de l’Institut de biologie structurale de Grenoble. Ce système est important car il assure le bon fonctionnement des fonctions cellulaires. Lorsqu’on commence à accumuler des amas de protéines déficientes, mal repliées, les fonctions cellulaires sont endommagées et des pathologies comme les maladies neurodégénératives ou le vieillissement apparaissent. Or, ces systèmes sont particulièrement optimisés chez les extrêmophiles. »
En étudiant ces mécanismes, les chercheurs espèrent donc obtenir des clés pour avancer dans la lutte contre certaines maladies comme le cancer. Mais pas seulement…
En effet, nos sociétés modernes font les frais de la surconsommation d’antibiotiques. La France est avec l’Espagne le plus gros consommateur du G7. Certains scientifiques estiment même qu’il nous reste à peine une dizaine d’années avant que la résistance des bactéries nous laisse démunis. Or, les extrêmophiles pourraient là encore jouer un rôle.
Lancé le 22 septembre, le projet international Pioneer doit permettre l’étude de microscopiques vers marins, les nématodes, qui évoluent en milieu extrême comme les sources hydrothermales profondes pour comprendre leurs interactions avec les bactéries.
« Nous espérons trouver des symbioses entre nématodes et organismes extrêmophiles pour identifier certaines molécules de communication qui pourraient donner lieu au développement de nouveaux antibiotiques », poursuit Bruno Franzetti.
Des bactéries pour lutter contre le cancer ?
Ces molécules permettent au vers d’accueillir une bactérie « amie » ou de se défendre contre un microbe ou un virus. Pour repousser l’indésirable, le vers fait feu avec ses « biocides », qui transpercent littéralement les cellules de l’adversaire.
Selon Bruno Franzetti, ces biocides feraient une très bonne alternative aux antibiotiques classiques « parce que si une souche bactérienne peut facilement muter pour se prémunir d’un antibiotique, il est quasiment impossible pour elle de lutter contre un biocide. »
L’homme à l’épreuve des radiations
Au-delà de la médecine, les étonnantes capacités des extrêmophiles et de leurs enzymes les ont propulsées au rang de stars des biotechnologies. On les retrouve littéralement partout, de l’agroalimentaire à la dépollution des sols en passant par les lessives, le traitement des métaux issus de l’extraction minière ou le développement des biocarburants. Ils pourraient même être utilisés comme biocapteurs pour détecter les attaques chimiques en cas de guerre.
Aux États-Unis, des géants comme Monsanto, Exxon ou BP se sont lancés dans la course aux biotechnologies, portés par les incitations fiscales et financières de l’Energy Policy Act adopté par le Congrès américain en 2005, dont certains volets encouragent la création et l’utilisation des énergies vertes. Même Berkley s’est fendue de sa startup, CinderBio, en novembre 2015, destinée à valoriser les enzymes extrêmophiles dans l’industrie chimique, comme le nettoyage industriel à haute température, et les biocarburants.
Décontaminer les sites de production d’armes nucléaires
Le secteur nucléaire n’est pas en reste depuis qu’on a découvert Deinococcus radiodurans, une bactérie polyextrêmophile qui ne s’est pas embêtée à choisir son enfer de prédilection et prend ses aises dans presque tous les milieux mortels. C’est l’un des organismes les plus résistants au monde. Il est utilisé pour dépolluer les sols contaminés. Aux États-Unis, cette bactérie sert principalement à décontaminer les sites de production d’armes nucléaires abandonnés à la fin de la guerre froide.
Et qui sait, dans un avenir lointain l’être humain sera peut-être doté d’une résistance comparable aux radiations. Une équipe japonaise a annoncé le 20 septembre dans Nature avoir isolé la protéine permettent au tardigrade, un petit animal extrêmorésistant, de se protéger des rayons X et de la transférer à d’autres cellules animales.
Les origines de la vie
Cette infinité de niches biologiques confinées aux portes de la vie ne manque pas de questionner sur nos propres origines. La vie s’est développée dans des conditions proches de celles qui règnent dans les sources hydrothermales. Les premiers organismes ont donc dû se développer dans des bains bouillonnants, acides, salés, bombardés de rayons ionisants que notre atmosphère encore jeune était incapable de stopper. Ces bactéries sont-elles nos lointains ancêtres, des fossiles vivants ?
Pour Anne Godfroy, microbiologiste au laboratoire de microbiologie des environnements extrêmes de l’Ifremer, il est quasiment acquis que la vie s’est développée au fond des océans, au pied des fumeurs noirs. Les organismes unicellulaires y auraient trouvé la chaleur et les ressources nécessaires à leur métabolisme basé sur la synthèse d’éléments chimiques issus des entrailles de la Terre.
À la recherche de la vie primitive
Quant à dire que nous observons nos ancêtres directs sous la lentille du microscope, Bruno Franzetti se montre très réservé : « Les archéobactéries, parmi lesquelles on trouve le plus d’extrêmophiles, ont autant de millions d’années d’évolution que les autres formes de vie. Il est donc probable qu’elles ont connu leurs propres ancêtres. La difficulté réside aujourd’hui à comprendre comment la vie s’est mise en place, comment les chimies organiques primitives sont devenues les premières cellules. C’est une question invérifiable aujourd’hui et qui fait débat. »
De l’enfer terrestre aux étoiles
Cette vie primitive, les exobiologistes en cherchent activement les traces. En avril 2016, une équipe d’astrobiologistes s’est intéressée à la dépression du Danakil, située à la frontière entre l’Éthiopie et l’Érythrée. Ce paysage volcanique en forme de fin du monde est réputé pour être une des zones les plus inhospitalières de la planète. Au terme de sa mission, le Dr Felipe Gómez Gómez, du centre d’astrobiologie de Madrid, affirme avoir pourtant découvert des écosystèmes bactériens parfaitement à leur aise au cœur des effluves acides et soufrées.
Ces données sont précieuses pour les astrobiologistes car elles permettent de se faire une idée des multiples formes que la vie extra-terrestre pourrait revêtir ainsi que ses lieux d’éclosion. Grâce à ces connaissances, les agences spatiales peuvent mieux cibler les zones d’atterrissage des modules spatiaux chargés de chercher des traces de vie sur les exoplanètes. Ce sera le cas en 2020 pour le rover de la mission ExoMars.
Et un jour peut-être pour choisir la destination de planètes habitables plus lointaines.
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