Au cours de la BlizzCon 2016 qui s’est déroulée les 4 et 5 novembre, Blizzard a créé la surprise en annonçant un partenariat avec Google. Le but ? Développer un environnement de travail permettant à une intelligence artificielle de progresser en jouant à StarCraft II, l’un des jeux de stratégie en temps réel les plus populaires au monde.
Depuis, beaucoup au sein de la communauté des joueurs se demandent quelle incidence aura un tel projet sur l’avenir de StarCraft II. Leurs interrogations d’autant plus légitimes que les expérimentations de Google en matière d’intelligence artificielle ont reçu une très vive attention médiatique ces derniers mois, grâce aux prouesses de son système d’IA, AlphaGo, qui a écrasé plusieurs champions du jeu de go.
Que pense la communauté de tout cela ? Pour le savoir, nous nous sommes adressés à deux figures de la scène française de StarCraft II, Mathieu Perrus, alias MiniMaTh, et Pierre-Marie Humeau, aka YoGo. Le premier est un joueur semi-professionnel officiant chez against All authority, tandis que le second travaille comme commentateur pour O’Gaming.
Quelle a été votre réaction à l’annonce du partenariat Google DeepMind / Blizzard ?
« J’ai été plutôt surpris », raconte Mathieu, « puisqu’une telle annonce n’était pas attendue lors de la BlizzCon ». « Cela montre que le jeu intéresse un public plus large que les fidèles de StarCraft II », observe-t-il. Cela servira en tout à médiatiser davantage le jeu de stratégie en temps réel, de la même façon que les performances d’AlphaGo a mis le jeu de go dans la lumière.
« C’était une bonne surprise », abonde Pierre-Marie. « J’ai toujours porté beaucoup d’intérêt à l’enjeu du développement de l’intelligence artificielle. Mais c’est finalement surtout l’inquiétude qui m’a fait beaucoup cogiter sur le sujet », poursuit-il, en soulignant les limites anatomiques auxquelles un joueur humain doit faire face, à la différence d’une IA, qui n’a pas à gérer des contraintes physiques de cette nature.
« Sur StarCraft II, contrairement aux échecs et au go déjà vaincus, il y a bel et bien ici un facteur physique lié pour partie à l’exécution des tâches à accomplir en jeu qu’il va falloir prendre en compte. Un choix va donc devoir être fait de manière arbitraire de façon à limiter la machine dans ses possibilités. Ce choix pourrait peser en profondeur sur les résultats que l’on attend de l’IA », note-t-il.
Accepteriez-vous de jouer contre une telle IA ? Que pensez-vous en retirer ?
Si aucun match d’exhibition n’est pour l’instant planifié par Google et Blizzard entre une intelligence artificielle plus évoluée et des joueurs de très haut niveau faits de chair et de sang, Mathieu comme Pierre-Marie se disent tout à fait prêts à relever le défi si l’occasion leur était présentée. En revanche, l’un et l’autre n’en attendent pas la même chose.
Mathieu confie ainsi ne pas savoir ce qu’il pourrait « retirer de plus par rapport à une confrontation avec un joueur humain » tandis que Pierre-Marie, plus enthousiaste, pense qu’une telle « expérience pourrait être assez intéressante » pour essayer de percer le raisonnement d’une IA puisqu’à « très haut niveau, on se retrouve très proche de l’esprit de son adversaire ».
Il explique que même si le joueur d’en face n’est pas directement face à lui, il est possible de comprendre son schéma de pensée en regardant la manière dont il joue. Par conséquent, il serait passionnant de savoir si ce type d’impression pourrait également survenir face à une IA élaborée. « Peut-être ressentirions-nous quelque-chose de totalement différent », suggère-t-il, « ou au contraire cela nous laissera peut-être de marbre ».
Sur quels aspects l’IA actuelle de SC2 fait-elle défaut ?
C’est avant tout sa capacité de prise de décision, juge Mathieu : « il est trop facile de faire tourner en rond l’intelligence artificielle du jeu ». Mais à défaut de pouvoir changer la manière dont elle fonctionne, il reste possible de l’améliorer à la marge, par exemple en incluant des handicaps dans la partie. De cette façon, « elle est rendue plus forte », ce qui offre au joueur un challenge plus intéressant.
Pour Pierre-Marie, « elle est déjà limitée par la puissance de calcul d’un ordinateur et du logiciel sur lequel elle est développée. Donc on est forcément sur quelque chose qui est très limité. Pour compenser ces limites, elle est forcément très scriptée ».
Sur quels points faudra-t-il brider l’IA de Google DeepMind pour rendre la compétition équitable face à un être humain ? Les APM ?
Limiter les actions par minute (APM) est a priori indispensable si l’on veut que les conditions du match puissent être équilibrées, considère Mathieu. Un ordinateur n’aurait en effet aucune difficulté à réaliser des milliers d’APM là où « un joueur professionnel est environ à 350 APM, dont près d’une centaine est inutile ». Les brider, oui, « mais jusqu’à combien ? ».
Même son de cloche chez Pierre-Marie : « Il va falloir restreindre arbitrairement les ressources d’exécution de la machine au niveau du nombre d’actions et il faudra même envisager d’imposer un délai entre certaines actions ou séquences d’actions, sinon il n’y aura aucun intérêt ». D’autant qu’outre les limites anatomiques, le joueur se fatigue au fur et à mesure et peut être amené à faire des erreurs de contrôle.
Il développe : « Dans le feu de l’action, un joueur va régulièrement cliquer à côté de sa cible, ne serait-ce que d’un pixel. Une IA, par défaut, aura toujours un contrôle parfait. Même si le joueur humain a un APM de 400, il risque d’être battu par une IA ayant un APM plus bas « tout simplement par manque de précision et d’efficacité ».
« Sur les 400 actions du joueur humain, une partie d’entre elles va être redondante, soit pour compenser un raté, sur un découpage d’une action trop complexe à exécuter en une seule séquence, ou encore tout simplement pour garder le rythme (un peu comme un joggeur qui sautille sur place en arrivant à un feu rouge pour piétons). Il y a aussi un facteur rapidité qui ne compte pas dans le calcul d’APM du jeu : les déplacement de caméra », poursuit Pierre-Marie.
« Ce ne sont pas des actions qui influent sur le jeu mais elles permettent d’aller chercher de l’information qui est disponible dans le champ de vision de vos unités. Il faut donc là aussi effectuer physiquement des actions pour obtenir l’information, alors même que cela ne change pas fondamentalement la physionomie de la partie », ajoute-t-il.
Que peut-on en conclure ? « Une IA sans aucune limite pourrait donc avoir 100 % des informations accessibles à ses unités alors qu’un humain luttera pour n’en obtenir qu’une fraction. Il faudra donc prendre cet élément en compte. Le but du jeu sera alors de ne pas utiliser la notation APM du jeu mais bien le nombre d’entrées clavier, souris efficace / non redondant utilisées en moyenne par un joueur humain »
Si l’IA continue de progresser et d’apprendre, quelles peuvent-être les conséquences pour SC2 ?
À court terme, un développement de l’IA « peut sûrement permettre d’ajouter des paliers de difficulté dans les parties contre l’ordinateur », observe Mathieu. Et à moyen et long terme, l’écosystème de StarCraft II pourrait-il être menacé ? Le joueur n’y croit pas trop : « Cela n’aura pas forcément d’impact sur les joueurs professionnels ou la compétition ».
Il pourrait aussi y avoir du changement dans la façon de gagner les matchs. « On pourrait éventuellement voir apparaître de nouvelles stratégies », prophétise Pierre-Marie avant de nuancer : « L’IA, de par sa façon d’exécuter les tâches, pourra sûrement jouer sur des aspects qu’un joueur humain ne pourra pas reproduire, même en restreignant ses actions par minute ».
Êtes-vous optimiste ou inquiet pour l’avenir du jeu avec le développement de l’IA ?
« Je ne pense pas que cela puisse être une mauvaise chose, cependant je ne crois pas que des intelligences artificielles plus performantes pourront atténuer la préférence des joueurs à se mesurer les uns aux autres », estime Mathieu. Bref, il est plus gratifiant de se frotter à ses semblables et d’essayer de les vaincre. L’IA, aussi perfectionnée soit-elle, ne tuera pas l’intérêt qu’ont les joueurs pour StarCraft II.
Pierre-Marie non plus n’est pas très inquiet pour la suite des évènements. Cela provoquera surtout de « la publicité pour le jeu » et… c’est tout : « Ça ne devrait fondamentalement rien changer : pour mémoire, AlphaGo, c’est 1 202 processeurs et 176 cartes graphiques. Or, StarCraft II est infiniment plus complexe que le jeu de Go. On n’est donc pas près d’avoir accès à une IA compétitive dans son salon ».
Pensez-vous qu’il y aura un jour des compétitions d’eSport entre humains et IA ou qu’avec des IA ?
S’il y en a, il risque de ne pas y avoir grand monde pour les regarder. C’est en tout cas ce que laisse entendre Mathieu : « Je ne pense pas que des compétitions entre IA ou mêlant IA et humain soient intéressantes ». Par contre, « des matchs d’exhibition pour évaluer les performances et la progression d’une intelligence artificielle peuvent valoir le coup d’œil », à la manière des matchs opposant AlphaGo contre divers joueurs de go.
Pierre-Marie juge au contraire que des tournois de ce type pourraient voir le jour, « pour le show, histoire que ça donne du challenge aux compétiteurs ». « Là où pour le go ou les échecs l’IA te massacre sans plus de fun car les actions se font au tour par tour, on pourrait imaginer des compétitions où l’on ajusterait les paramètres d’exécution de l’IA et qui deviendrait de plus en plus forte à chaque partie remportée », avance-t-il.
Avez-vous déjà eu l’impression de jouer face à une IA contre un humain/adversaire trop « mécanique » dans sa façon de jouer ?
Mathieu parle d’expérience. En tant que joueur habitué aux confrontations avec des adversaires de haut niveau, il raconte que « certains joueurs professionnels sont souvent considérés comme des machines : ils prennent souvent les mêmes décisions dans des situations identiques et comptent plus sur une exécution parfaite d’un plan de jeu répété des centaines ou des milliers de fois. Il est souvent nécessaire de les éloigner de leur plan de jeu pour gagner plus facilement la partie ».
« Oui, il y des joueurs qui donnent l’impression d’être des machines », confirme Pierre-Marie. « L’une des forces de StarCraft II, c’est de pouvoir y joue de plein de façons différentes. L’une d’entre elles consiste à délaisser la réflexion pour se concentrer sur la pure exécution mais c’est loin d’être l’approche la plus intéressante », que ce soit pour le joueur, le spectateur ou le commentateur.
Qu’est-ce qu’une IA ne pourra jamais remplacer par rapport à un humain ?
Si l’intelligence artificielle pourra surclasser sans problème les joueurs dans la rapidité d’exécution et la collecte d’information, Mathieu veut croire qu’un domaine lui restera impénétrable, malgré les développements constants que cette technologie va rencontrer dans les années à venir : « Une IA n’aura jamais les mêmes intuitions que peuvent avoir les joueurs dans les parties ainsi que leurs qualités d’adaptation durant celles-ci ».
Pour Pierre-Marie, c’est la faculté de partir sur une stratégie a priori ahurissante de façon à perturber l’adversaire. « Je dirais la capacité de faire n’importe quoi, ce qui implique aussi la possibilité de changer radicalement de plan en cours de partie, parce que le joueur a raté quelque chose qui le prive de son plan de jeu principal. L’erreur humaine apporte parfois beaucoup ».
Pour se sortir de ce piège, « il faudra que l’IA soit capable d’anticiper des comportements illogiques ou ayant une marge d’erreur importante », continue-t-il. Les joueurs pourraient d’ailleurs en profiter face à l’IA : « Le fait qu’elles soient limitées dans certains aspects du jeu va les conduire à se concentrer sur d’autres points. Dans un jeu à information incomplète, il y a une dimension de jeu de dupe sur lequel on peut miser ».
« J’applaudirai l’équipe le jour où elle battra une IA qui fera un mouvement totalement idiot ou semblant inefficace juste dans le but de duper l’adversaire ou de lui donner de fausses informations, surtout si les matchs sont joués en plusieurs manches gagnantes. » L’expert conclut : « Le vrai challenge est là : reproduire l’inattendu de l’esprit humain ».
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