On peut le déplorer ou refuser de l'admettre, mais c'est ainsi. Aucun site de presse ne peut se passer de l'indexation de ses articles par Google. Ne pas être référencé par le moteur de recherche qui est en position de quasi monopole, c'est se rendre invisible pour 95 % des recherches effectuées par les internautes en France, lesquels utilisent Google même pour saisir le nom d'un site qu'ils connaissent.
Que l'on soit un site de presse gratuit ou payant, qui vit de la publicité ou d'abonnements, la visibilité reste la clé de tout modèle économique. Même si les réseaux sociaux apportent une bulle d'oxygène en permettant de se rendre visible sur d'autres canaux, le moteur de recherche reste vital.
Pour les amateurs aussi, qui diffusent des informations à titre non professionnel, le référencement est essentiel. L'intérêt n'est plus économique, il est démocratique. Un article qui n'est pas référencé est un article qui ne sera pas ou peu lu. Celui qui voit ses articles arriver en tête des résultats sur la recherche d'une problématique quelconque est celui qui aura le plus de chances d'avoir une influence sur cette problématique. A ce titre, Google dispose d'un pouvoir encore insoupçonné, qui lui donne la faculté de modeler les esprits en montrant ou en cachant certaines idées (qu'il ait ce pouvoir ne veut pas dire qu'il s'en sert, mais qu'il s'agit d'un risque à prendre en considération).
A ses origines, Google avait été conçu comme un moteur de recherche neutre, qui ne jugeait pas le contenu des pages mais se contentait de les analyser sémantiquement pour y cueillir les mots clés, et de les classer en fonction de l'importance que leur donnait les internautes eux-mêmes. Plus les sites internet pointaient vers une page, plus cette page était jugée crédible et montait dans les résultats.
Puis le moteur de recherche a dû complexifier ses méthodes pour lutter contre le spam, et s'est mis à juger de la qualité intrinsèque des contenus. Il a alors perdu sa neutralité, pour des motifs divers et variés, louables ou inavouables. Plutôt que de chercher à fournir le résultat le plus pertinent ou le plus intéressant, au besoin en faisant remonter une page méconnue et en prenant le risque de se tromper, Google s'est mis à fournir le résultat le plus rassurant. Le moins risqué pour son image de marque. Ce fut la fin de l'idéal de la longue traîne, et la prime donnée aux sites qui bénéficient déjà d'une importante notoriété.
Mais désormais, Google va plus loin. Depuis décembre 2012, d'abord aux Etats-Unis puis en Grande-Bretagne, en Australie et en Nouvelle-Zélande, le filtre SafeSearch est imposé aux internautes, qui n'ont plus la possibilité de le désactiver. Google ayant l'habitude de tester de type de modifications dans ses versions anglophones avant de l'étendre au monde entier, ce n'est qu'une question de temps avant que SafeSearch devienne imposé également en France :
Officiellement, SafeSearch permet d' "empêcher le contenu réservé aux adultes de s'afficher dans les résultats de recherche". Mais l'outil qui permet aux internautes de demander la suppression d'un résultat est plus explicite, en parlant de "contenu choquant", dont la définition est laissée à l'imagination de chacun. "Vous pouvez signaler sur cette page un contenu choquant ou réservé aux adultes", indique Google.
La seule préoccupation du moteur de recherche est l'éventuel manque d'efficacité de son filtre (les faux négatifs) ; pas le trop d'efficacité (les faux positifs)."Si de tels contenus s'affichent encore, merci de nous en informer", demande ainsi le moteur de recherche aux internautes. Mais il n'offre en revanche aucun outil permettant de faire appel d'une suppression abusive.
Or l'activation imposée de SafeSearch va faire disparaître des résultats de Google toute une série d'articles que la presse française, qui n'est pas bercée au rejet de la sexualité imposé par les sites américains, juge adaptée à son public.
Ainsi par exemple, lorsque SafeSearch est activé, cet article de Rue89 sur la remise des Bad Sex Awards est censuré. Aux yeux du très prude Google, le journal numérique a le tort de citer des passages explicites de la littérature érotique. En revanche, Actualitté qui fait preuve de plus de pudeur est bien classé dans les résultats après censure :
Autre exemple. Si vous recherchez le "Kamasutra", c'est cet article de Doctissimo qui arrive en tête pour présenter les positions sexuelles, avec force détails. Le 3ème résultat est cet article de Femme Actuelle. Probablement le type d'articles que l'on trouverait en kiosque dans la version en papier glacé. Mais dès que SafeSearch est activé, ce qui sera un jour le cas pour tous les utilisateurs de Google, les deux liens précités disparaissent, et c'est un projet artistique qui arrive en tête :
Nous pourrions ainsi multiplier les exemples. Comme nous l'avions déjà écrit, Numerama est lui-même de temps en temps victime de SafeSearch, jusqu'à l'absurde. Google a ainsi censuré un article critiquant la censure de Google, sans que l'on comprenne bien pourquoi. Sans doute le titre était-il responsable (rappelons que Google n'offre aux éditeurs de sites censurés aucun moyen de savoir qu'ils sont ainsi censurés, ni aucune explication, ni aucun recours).
Nous avons aussi découverts d'autres articles censurés, dont ce très osé article qui expliquait, sans images ni mots explicites, qui évoquait l'amour et le s*x* (pardon, on s'auto-censure pour éviter la censure de cet article-ci) entre les robots et les hommes. Nous avons beau lire, re-lire et re-re-lire l'article, nous ne voyons pas très bien ce qui justifie qu'il soit pris dans les mailles du filet de SafeSearch. Mais ainsi en juge Google.
Il est donc à craindre qu'à l'avenir, et dès que SafeSearch sera activé, la presse française s'interdise de parler de l'un de ses sujets favoris, le sexe, au nom d'un puritanisme qui lui est étranger, mais qui lui est imposé. A quoi bon perdre du temps et de l'argent à écrire des articles qui n'auront plus qu'une vie éphémère ?
Et l'on parle là uniquement des contenus sexuels. Mais comme l'indique Google, ce sont l'ensemble des "contenus choquants" qu'il veut supprimer. Où s'arrêtera sa définition ?
Que s'interdiront d'écrire la presse et les internautes soucieux de référencement de leurs articles, pour échapper à la guillotine SafeSearch ?
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