Avec leurs gadgets électroniques et leurs capacités de calculs dans d’immenses bases de données, Google, Apple ou encore IBM pourraient devenir les acteurs incontournables de la révolution médicale apportée par la médecine personnalisée. Avec de nombreuses problématiques inédites, à la fois éthiques, économiques ou sociales. Numerama fait le point.

C’est une véritable révolution culturelle et technologique que la médecine s’apprête à vivre. Alors que le médecin a pour habitude de voir le patient lorsqu’il est déjà malade, et de lui prescrire le plus souvent les mêmes médicaments qu’aux autres individus atteints de la même maladie, la multiplication des capteurs d’auto-diagnostic et les progrès extraordinaires de la génétique conduisent droit vers une médecine à la fois préventive et ultra personnalisée. L’idée est d’intervenir au plus tôt lors d’une détection précoce de la maladie ou même d’un simple risque, et d’utiliser et de croiser des données personnelles très fines sur le métabolisme de chaque individu pour assurer le traitement personnalisé le plus adapté et donc le plus efficace possible.

Or les champions de cette nouvelle médecine, qui soulève de nombreuses problématiques cruciales, pourraient ne pas être les laboratoires pharmaceutiques, mais Google, Apple, ou IBM.

Nous avions déjà abordé l’an dernier les promesses épatantes de Watson, le système d’intelligence artificielle d’IBM, qui est capable d’analyser toutes les données médicales des patients, et de les croiser avec des millions de références d’autres dossiers pour dégager un diagnostic ultra-précis de la maladie. Réduisant le rôle du médecin à celui de simple parapheur d’ordonnances, Watson peut proposer la méthode de traitement la mieux adaptée aux spécificités du patient… et la moins chère pour les assurances santé.

Dans un autre registre, mais avec le même marché en tête, Google mise sur sa capacité à collecter et à croiser les séquences ADN de tous les individus, pour deviner statistiquement les maladies qu’ils sont susceptibles de développer, et pour déterminer les caractéristiques communes des groupes d’individus qui répondent mieux à tel ou tel traitement qu’à d’autres. La firme a investi dans la société de biotechnologie 23andMe, qui propose des détections de risques génétiques à moins de 100 euros (elle a dû suspendre cette activité en septembre dernier sur demande des autorités de santé américaines), et elle a annoncé le 18 septembre 2013 la création de la société Calico, qui vise à lutter contre la maladie et la vieillesse par le biais des nouvelles technologies, et d’un usage massif d’algorithmes.

La direction de Calico a été confiée à Arthur Levinson, ancien PDG du géant des biotechnologies Genentech, et membre du conseil d’administration d’Apple. Tim Cook, le président d’Apple, avait appuyé cette nomination en déclarant qu’il n’y avait « personne de mieux placé pour conduire cette mission« , et qu’il était « impatient de voir les résultats« .

Car Apple aussi, a de très grandes ambitions en matière de médecine préventive et personnalisée. La firme de Cupertino va profiter de l’arrivée des « objets à porter » (ou « Wearable Devices »), dont sa future montre iWatch ne sera qu’une entrée en matière, pour y intégrer une série de capteurs destinés à surveiller l’état de santé de la personne qui les porte. Selon les rumeurs, la montre d’Apple permettra déjà d’établir un bilan sanguin, perfectionnant ainsi les tendances du quantified-self de santé, défrichée dans des objets connectés comme le FitBit, le Smartband de Sony, le Lifeband Touch de LG, le Vivofit de Garmin ou encore le Nabu Smartband de Razer.

Mais ce n’est qu’un début. Apple, qui mise sur la santé préventive et prédictive pour être l’un de ses forts relais de croissance pour l’avenir, a recruté à tour de bras certains des meilleurs spécialistes mondiaux de la biomédecine, des capteurs de santé et de l’algorithmie médicale. Si les gadgets comme l’iWatch resteront limités dans leurs capacités de collectes de données et leurs analyses, l’avenir est déjà tout tracé, et s’étendra un jour aux analyses ADN.

La société Nanopore a ainsi déjà mis au point une clé USB capable de séquencer l’ADN, le MinION. D’autres travaillent sur des implants sous-cutanés chargés de surveiller le dosage dans le sang de certaines molécules (des « biohackers » préfèrent les créer et les implanter eux-mêmes). La question n’est plus de savoir si ces technologies se généraliseront, mais à quelle vitesse et dans quelles conditions.

Des questions de société fondamentales et passionnantes

Or le développement de la médecine personnalisée, où le traitement devient indissociable des analyses, pose des questions de société fondamentales, abordées dans un long rapport d’une très grande qualité préparé par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, sur « les enjeux scientifiques, technologiques, sociaux et éthiques de la médecine personnalisée« . Nous pouvons en survoler quelques unes.

Qui est propriétaire des données sur sa propre santé ?

Il y a bien sûr les problématiques les plus évidentes auxquelles on songe d’emblée, sur la propriété des données collectées, ou le respect de la vie privée, dans le cadre du Big Data médical. « Désormais, pouvoir obtenir, pour un coût relativement modique, le génome de vastes populations impliquera des analyses à grande échelle qui, seules, permettront de comprendre le comportement et le rôle des gènes, à condition toutefois de disposer des ressources informatiques adéquates. Dès lors, la gestion, le stockage, le contrôle, la protection des bases de données, deviennent un enjeu crucial« , prévient le rapport qui s’inquiète que seules quelques firmes privées aient les moyens de collecter et analyser les données.

Il en découle un problème de santé publique très important. « Il faudra bien retraiter périodiquement l’information, si un nouveau traitement existe. Qui informera le patient et quand ? Dès lors qui paiera pour obtenir la donnée, pour la confirmer ? Qui en est propriétaire ? Le patient, celui qui a réalisé l’examen, la collectivité qui a payé l’examen ? Il existe en principe une règle aujourd’hui en vertu de laquelle chacun est propriétaire de ses propres données médicales, mais l’Islande a vendu les données génétiques de sa population à une firme privée« .

Il faudrait par ailleurs permettre de croiser les données de différentes bases. Si l’on dispose de capteurs de santé fournis par Apple, d’autres par Google, d’autres encore par IBM ou un laboratoire quelconque, l’intérêt médical pour le médecin est de pouvoir collecter toutes les données et les traiter ensemble. Il faut aussi pouvoir changer de fournisseurs pour un type de capteurs, au risque sinon de se rendre captif. Il faut donc une forme de standardisation et d’interopérabilité.

C’est bien par la crainte de ne plus maîtriser ses propres données de santé qu’un « biohacker »a préféré créer et s’implanter lui-même un capteur sous-cutané. Une solution extrême à laquelle l’immense majorité de la population ne pourra ou ne voudra pas se soumettre, préférant les solutions plus sûres, bien moins douloureuses et plus perfectionnées des sociétés privées. L’Etat, dans ce cas, devrait jouer un rôle de protecteur. A condition qu’il prenne conscience des enjeux.

Quelle liberté et quelle vie privée pour le malade ou le futur malade ?

Les capteurs que l’on portera sur soi, voire « en soi », ne permettront pas seulement de diagnostiquer des maladies ou de collecter les données nécessaires pour déterminer le traitement le mieux adapté au métabolisme. Ils permettront aussi de détecter des modes de vie incompatibles avec une bonne santé, ou de vérifier si le malade suit bien le traitement indiqué, avec toutes les conséquences que l’on imagine pour l’accès aux mutuelles ou le remboursement effectif des soins.

« On attend en effet une participation accrue des patients dans la prise en charge de leur propre santé. On leur explique qu’ils seront mieux soignés dès lors qu’on séquence son génome, qu’on cible leurs modes de vie plutôt que de donner un médicament standard qui ne convient peut-être pas. En contrepartie, le patient doit être encore plus coopératif et donner des informations sur lui-même et son environnement intime, et, en plus, une fois qu’on a trouvé le traitement approprié, il devra s’y conformer strictement. On voit ainsi poindre l’engrenage d’une société hygiéniste« , prévient le rapport.

C’est une chose de déclarer à son assurance que l’on ne fume pas, ou de cacher son alcoolisme. Ca en est une autre de ne plus pouvoir mentir au risque de perdre tout remboursement de ses frais médicaments ou la prise en charge de ses remboursements de prêts en cas de perte d’emploi dû à une incapacité de travailler. « Il ne faudrait pas que l’assurance-maladie devienne une police des moeurs. Il existe une vraie tentation« , se méfient les parlementaires.

« Plus on multiplie les informations sur la connaissance du risque et les moyens d’y pallier, plus la tentation de lier l’assurance-maladie au comportement du patient sera forte : le risque de remise en cause de la médecine de solidarité entre les biens portants et les malades augmentera« .

La chose est passée relativement inaperçue, mais un premier pas vers la surveillance comportementale du patient a été franchi en France l’an dernier, par un arrêté du 9 janvier 2013. Il prévoit que pour bénéficier d’un masque de traitement de l’apnée du sommeil, les patients doivent se soumettre à une télésurveillance qui permet de connaître la durée et la régularité du port du masque. Une lettre type est proposée dans l’arrêté, par laquelle le prestataire prévient le malade que « votre utilisation de l’appareil à PPC est restée insuffisante » et que « en conséquence, nous viendrons reprendre l’appareil à PPC sous huitaine« , sauf à payer une indemnité non remboursable.

« Il convient de rester vigilant dans la politique de prise en charge des traitements médicaux et de fixer des limites à la médico-surveillance« , demande le rapport. « Il faudra donc veiller à maintenir un juste équilibre entre la pression collective engendrée par l’acceptation de traitements ciblés et le maintien de la solidarité de notre système de santé publique« .

Déjà dans les essais cliniques, « des gélules à puce RFID ou des patchs surveillant la prise des médicaments » sont parfois utilisés pour renforcer la sincérité des observations.

Quelle propriété intellectuelle pour les traitements et diagnostics associés ?

Consciente que la médecine personnalisée est la voie à suivre, l’industrie pharmaceutique développe désormais de concert le médicament, et le test diagnostic, dit « test compagnon », qui permet de savoir avec précision qui traiter avec ce médicament. Le progrès médical potentiel est fantastique, puisqu’en matière de cancer, les oncologues estiment que 90 % des médicaments délivrés ne fonctionnent pas et sont toxiques pour une majorité des malades, car inadaptés. L’idée est donc de vendre moins de médicaments de chaque sorte, mais de vendre une multitude de tests compagnons. « Les industriels qui développent un médicament cherchent le test compagnon, car ce qu’ils perdront en vente du médicament, ils espèrent le regagner en vente du test compagnon qui sera fait, a priori, sur une population beaucoup plus large« .

Les capteurs numériques et à échelle nanométrique feront partie des outils de tests diagnostics utilisés pour savoir quel médicament utiliser. Or cette médecine personnalisée brouille la frontière entre diagnostic et traitement, ce qui n’est pas neutre sur le plan de la propriété intellectuelle. En Europe, contrairement aux Etats-Unis, il n’est pas possible de breveter des méthodes de traitement. Mais si l’on considère que les tests diagnostics et autres capteurs et analyseurs de données de santé sont bien partie intégrante des « méthodes de santé », le risque est alors de confier un monopole de fait aux industriels américains, seuls autoriser à breveter des méthodes de traitement.

La nouvelle convention européenne sur les brevets prévoit que les méthodes de diagnostics ne peuvent pas être brevetées, mais qu’en revanche, les produits mettant en oeuvre une méthode de traitement peuvent bénéficier d’un brevet.

Quelle relation entre le médecin et le patient surinformé ?

Avoir des capteurs et des diagnostics en permanence sur soi est sans doute une excellente nouvelle pour les hypocondriaques, mais c’est aussi un bouleversement pour la relation entre le patient informé par son smartphone d’une possible maladie, et le médecin qui doit la traiter.

A qui le patient fera-t-il le plus confiance ? A l’humain diplômé de médecine qui ne peut pas tout savoir mais qui a en principe la sagesse du professionnel de santé, ou à un ordinateur IBM Watson qui prétend à peu près tout savoir et tout analyser, mais qui peut aussi être mal programmé et se tromper ?

Par ailleurs, si le médecin seul a accès à des données prédictives grâce aux séquençages ADN, ou aux analyses collectées en temps réel sur le patient et transmises à distance à son cabinet, a-t-il l’obligation d’informer le futur malade qu’il sera certainement un jour malade d’un cancer du poumon, ou doit-il le laisser dans l’ignorance ? Si le patient exerce son droit à ne pas savoir, le médecin se rend-t-il coupable de non assistance à personne danger s’il ne l’oblige à suivre un traitement préventif ?

« S’il est utile pour le praticien de disposer de nouveaux examens qui enrichissent sa connaissance de la maladie dont souffre son patient, il se retrouve enfermé dans un carcan, bien plus dépendant que par le passé des modèles et données que lui fournissent des technologies de plus en plus performantes. Le praticien se voit également contraint de respecter un modus operandi et des protocoles plus ou moins rigides de soins, ce qui ne lui laisse qu’une marge réduite d’appréciation« , reconnaît le rapport.

Quels risques de discriminations des populations ?

Les médicaments adaptés à des populations précises existent déjà. L’entreprise Myriad Genetics commercialise un test de dépistage d’une prédisposition génétique aux cancers du sein et des ovaires, exclusivement dédié aux femmes juives ashkénazes qui auraient, par l’historique de leur communauté, un risque beaucoup plus élevé. De même, le BiDil est un médicament contre l’insuffisance cardiaque qui s’adresse aux afro-américains.

Tout l’objectif des bases de données génétiques constituées (aujourd’hui ou demain) par Google, Apple et d’autres firmes spécialisées comme DeCode Genetics, est d’être capable d’identifier les groupes de personnes à risques avec une précision plus plus importante encore. C’est une médecine par nature discriminatoire. Mais plus la discrimination sera fine, plus elle sera diverse, avec de très nombreux cas de discriminations qui rendront celles-ci beaucoup plus acceptables. Peut-être.

« La réussite du passage de l’ère actuelle d’une médecine semi-stratifiée à celle d’une réelle médecine personnalisée impliquera un travail considérable d’information des citoyens, une mise en place de mesures de prévention ciblées, expliquées et comprises, une adaptation du monde médical, afin de veiller à éviter toute panique ou tout espoir irraisonné, tout syndrome du Dr Knock ou encore toutes fausses promesses de guérison« , conclut le rapport parlementaire. « La médecine est certes une science, mais avant tout un art de la relation avec le patient, et elle doit à la fois intégrer et humaniser la technologie« .

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