Lundi, la justice turque a inculpé deux journalistes de Vice News et leur traducteur, accusés d'avoir "participé à des activités terroristes" pour le compte de l'Etat Islamique. Jake Hanrahan et Philip Pendlebury ont été placés en détention provisoire après leur arrestation dans le district de Baglar, dans la province de Diyarbakir, alors qu'ils y étaient présents pour filmer les combats entre les forces turques et les séparatistes kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
On en sait désormais davantage sur les raisons de leur détention. Un officiel turc s'est adressé anonymement à Al Jazeera pour expliquer que l'une des personnes arrêtées avait eu le tort d'utiliser un mécanisme de chiffrement sur son ordinateur portable, similaire à un outil utilisé par les militants de l'Etat Islamique — peut-être Tor, qui permet de masquer l'origine et la destination des communications (mise à jour : comme nous le signalent Amaelle Guiton et Okhin sur Twitter, il existe des outils de chiffrement créés spécialement par et pour l'EI, Al-Quaeda et d'autres organisations islamistes, ce qui serait un élément plus étroit pour lier le guide des journalistes à l'Etat Islamique).
"Le principal problème semble être que le fixeur (le guide local, ndlr) utilise un système de chiffrement complexe sur son ordinateur portable, que beaucoup de militants de l'EI utilisent également pour des communications stratégiques", explique l'officiel turque au média qatari. Ce seul élément aurait suffi à convaincre que, peut-être, le groupe a été mis en relation avec des combattants de l'Etat Islamique pour réaliser son reportage.
VIOLATION DES DROITS DE L'HOMME
L'arrestation de journalistes américains et leur incarcération pour implication dans des activités terroristes avait déjà provoqué l'émoi et la colère, mais celle-ci devrait être décuplée s'il se vérifie que le principal fondement à leur privation de liberté est l'utilisation par leur guide de moyens de communication sécurisés, qui n'ont rien d'illicite et sont même régulièrement recommandés aux journalistes et aux simples citoyens soucieux de sauvegarder leur vie privée.
Même si le gouvernement turc a beau jeu de clamer à l'indépendance de la justice et donc de marteler son incapacité à intervenir dans le dossier, la Turquie en tant qu'état aura des comptes à rendre à la communauté internationale dans le cadre des traités relatifs aux droits de l'homme. N'en déplaise à des gouvernements occidentaux comme la Grande-Bretagne, qui songent à interdire le chiffrement qu'ils ne peuvent déchiffrer, l'utilisation de moyens cryptographiques efficaces est considéré comme un droit de l'homme par le Rapporteur de l'ONU en charge de la liberté d'expression, et il est vraisemblable que le Conseil des droits de l'homme suive cet avis s'il est saisi de l'affaire.
Par ailleurs la Turquie est membre du Conseil de l'Europe, dont l'Assemblée parlementaire est opposée aux techniques de surveillance de masse que permettent l'interdiction du chiffrement. Le Conseil héberge la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), qui pourra elle-même sanctionner la Turquie si elle juge qu'elle a abusé de la faculté d'emprisonner des individus alors qu'elle n'avait pas d'élément tangible permettant de croire à leur complicité avec des terroristes.
Selon l'article 5 de la Convention européenne des droits de l'homme, "nul ne peut être privé de sa liberté, sauf (…) s'il a été arrêté et détenu en vue d'être conduit devant l'autorité judiciaire compétente, lorsqu'il y a des raisons plausibles de soupçonner qu'il a commis une infraction ou qu'il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l'empêcher de commettre une infraction ou de s'enfuir après l'accomplissement de celle-ci".
L'utilisation de Tor ou de tout autre moyen de chiffrement est-elle une "raison plausible" ou "raisonnable" de croire à une complicité avec les terroristes ? Il faut espérer que non.
Affaire à suivre.
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