Dans la forme, Sea Hero Quest n’a rien d’un logiciel médical. Au contraire, cette application pour smartphone et tablette a l’apparence d’un jeu classique. Le héros est à la recherche de son grand-père explorateur, perdu dans les limbes de l’univers du jeu. Pour le retrouver, les joueurs et joueuses embarquent sur un bateau — que l’on peut personnaliser — pour voguer sur des mers mystérieuses, que nombre de créatures diverses peuplent. Des monstres qu’il faudra prendre en photo pour alimenter son carnet de voyage.
Mais avant chacune de ces rencontres ésotériques, le joueur doit passer trois niveaux. Trois niveaux qui sont tout autant de challenges pour le sens de l’orientation du joueur et sa faculté à se repérer dans l’espace en utilisant sa mémoire. Car Sea Hero Quest n’est pas un jeu comme les autres : c’est avant tout un formidable outil de collectes de données ayant permis aux scientifiques d’aider au diagnostic précoce de la maladie d’Alzheimer.
Autant de données qu’en 17 600 ans
Lancé en 2016 par le studio de jeux vidéo mobile londonien Glitchers, l’application a été développé en partenariat avec le CNRS, l’University College de Londres, l’université d’East Anglia et l’Alzheimer’s Research UK.
Antoine Coutrot, chercheur du CNRS au Laboratoire des sciences du numérique à Nantes est arrivé sur le projet en décembre 2016. Il est le seul chercheur français à avoir participé à l’analyse des données du jeu. « À ma connaissance, il s’agit de la plus grande base de données du comportement humain n’ayant jamais existé. Notre objectif premier était de récolter des informations issues de joueurs et joueuses du monde entier et de tout âge afin de développer un outil de diagnostic précoce de maladies mentales telles qu’Alzheimer. Jusqu’à présent les processus scientifiques traitant de la maladie ne disposaient pas d’une telle diversité dans les profils », s’enthousiasme le chercheur, contacté par Numerama.
Fort de près de 4,3 millions de joueurs — qui ont passé plus de 117 ans cumulés à jouer –, le jeu a permis de recueillir autant de données qu’un laboratoire équipé de moyens expérimentaux traditionnels en 17 600 ans. En effet, deux minutes de jeu dans Sea Hero Quest correspondent a près de cinq heures dans le cadre d’une étude en laboratoire.
Quantifier les écarts de performances entre les joueurs
Une fois toutes ces données récoltées — avec l’accord du joueur puisque celui-ci est prévenu dès le lancement de la partie qu’il joue dans un but scientifique — Antoine Coutrot et ses homologues ont pu se plonger dans leurs analyses.
« Nous avons notamment confirmé qu’à partir de 18 ans, les capacités de navigation dans l’espace commencent à décliner. Certes, certains exercices mentaux permettent d’entretenir cette capacité, mais nos résultats prouvent que plus nos joueurs et joueuses étaient âgés, plus la navigation dans le jeu et la réussite des objectifs étaient compliquées », expose le chercheur du CNRS.
Les recherches ont également permis de révéler des différences sur les capacités de navigation entres les sexes et les pays. Ainsi, les données montrent qu’en manière générale les hommes ont de meilleurs résultats, mais que l’écart se réduit dans les pays où l’égalité des sexes est la plus grande. « Il y a une vraie corrélation entre ce que l’on appelle le Gender Gaping Index, c’est-à-dire l’index international qui quantifie l’écart entre les sexes, et les pays où les femmes sont proches des performances de jeu des hommes. L’écart est faible dans les pays scandinaves mais bien plus important en Arabie Saoudite par exemple. »
Orientation virtuelle et dans le monde réel sont liées
Néanmoins, les chercheurs savent qu’une faille peut remettre en question toutes leurs études. En effet, comment être certain que la réussite des joueurs dépend bien de leur capacité à s’orienter dans l’espace, et non de leur habileté à utiliser un téléphone portable ou de leur habitude à jouer aux jeux vidéo ?
« Nous avions anticipé ces critiques, c’est pour cela que nous avons mis en place un protocole expérimental avec des volontaires. Hommes et femmes de tous âges devaient jouer au jeu puis tenter de reproduire l’expérience dans le monde réel, c’est-à-dire regarder une carte, essayer de la mémoriser et tenter de retrouver des points d’intérêts dans les rues de Londres ou Paris », explique Antoine Coutrot. Les résultats de ce test grandeur nature sont sans appel. Publié le mois dernier dans un premier article sur le site Plos One, ils confirment que les performances d’orientation virtuelle et dans le monde réel sont fortement corrélées.
Déceler des signes précoces de la maladie d’Alzheimer ?
Vient alors le gros de l’étude : est-il possible d’utiliser les performances d’un patient dans ce jeu vidéo pour aider à établir un diagnostic précoce de la maladie d’Alzheimer ? « Grâce à la littérature scientifique, nous savons que l’orientation spatiale est l’un des facteurs précoces de la maladie d’Alzheimer, avant la perte de mémoire ou l’altération du comportement », expliquait Antoine Coutrot à Futura sciences.
Pour vérifier cette allégation, les scientifiques ont réuni 150 personnes âgées de 50 à 75 ans dans un laboratoire et ont dressé leurs génotypes, c’est-à-dire recensé les différents gênes de chaque individu. Si aucun des participants n’était atteint de démence ou de stade avancée d’Alzheimer, quelques-uns étaient porteurs de l’allèle 4 du gène APOE. « La présence de cet allèle est connu comme un facteur à risque du développement d’Alzheimer, sa présence expose quatre fois plus au risque de développer la maladie », vulgarise le chercheur du CNRS.
S’il était initialement impossible de séparer les participants en deux groupes hétérogènes, après une session de jeux sur Sea Hero Quest, la fracture est nette. Comme l’affirment les chercheurs impliqués dans une étude parue le 23 avril dernier, les joueurs présentant l’allèle 4 ont beaucoup plus de mal à remplir les objectifs du jeu que les autres.
« Cela signifie qu’à l’avenir, Sea Hero Quest pourra être utilisé en centre de soins pour déterminer le facteur de risque qu’à un patient de développer Alzheimer », soutient, avec enthousiasme, Antoine Courtot. « D’autant plus que d’autres chercheurs commencent à se pencher sur la base de données recueillies par le jeu pour déterminer si elle serait utile pour diagnostiquer d’autres maladies et troubles. C’est le cas notamment du syndrome post-traumatique (PTSD) », reprend-il.
Si Sea Hero Quest a été depuis été retiré de l’Apple Store et du Google Play Store — « on en a déjà pour une dizaine d’années à analyser toutes les données recueillies » — , il reste disponible en réalité virtuelle sur l’Oculus. Avant peut-être de le retrouver dans les hôpitaux du monde entier.
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