Plusieurs applications font la chasse aux plastiques, allergènes, conservateurs et autres substances contenues dans nos produits cosmétiques. Désormais, de nombreux acteurs ont investi ce marché qui peinait encore, il y a 2 ans, à proposer simplement des applications qui fonctionnaient. La tendance de la « cosmétique douce » est sérieusement en train de se faire une place dans nos smartphones.
Yuka, Inci Beauty, CosmEthics, Think Dirty, QuelCosmetic… s’il est désormais assez facile de scanner les étiquettes des cosmétiques dans (presque toutes) ces apps, que valent vraiment les résultats qu’elles affichent ? D’on viennent ces listes d’ingrédients et comment leur nocivité est-elle évaluée ? Un produit n’est pas nécessairement dangereux « en soi ». Sa dangerosité peut aussi dépendre de la quantité d’un ingrédient, de son usage sur une partie précise du corps, de la fréquence de son utilisation… et de l’usager lui-même (enfants, femme enceinte, par exemple). En tiennent-elles compte ? Pas vraiment, selon nos observations.
Ces apps utilisent la liste INCI : qu’est-ce que c’est ?
Une fois le produit identifié, la plupart de ces applications attribuent une note globale aux produits. Sur quelle base ? Plusieurs d’entre elles expliquent recourir à la nomenclature internationale des ingrédients cosmétiques, ou INCI. Cette nomenclature a été créée en 1973 par la Cosmetic, Toiletry and Fragrance Association, devenue le Personal Care Products Council en 2007. La liste est publiée dans l’International Cosmectic Ingredient Dictionnary and Handbook et est également disponible en ligne, sous la forme d’une base de données payante (1 250 dollars par an, soit 1 110 euros).
La liste INCI contient 23 000 noms d’ingrédients (dont les ingrédients interdits). La nomenclature est reprise dans le CosIng, la base de données de la Commission européenne sur les ingrédients et substances des produits cosmétiques. Depuis 1998, l’Europe rend obligatoire l’utilisation de la nomenclature INCI pour mentionner la liste des ingrédients composant un produit. Sur les étiquettes, les ingrédients sont classés en fonction de leur quantité dans un produit (par ordre décroissant).
Avec INCI, les fabricants ne sont pas tenus de préciser la quantité des ingrédients
L’une des applications qui affiche le plus clairement son utilisation de cette liste est INCI Beauty. « Ce n’est pas un nom très fun, reconnaît Jean-Christophe Janicot, son créateur, auprès de Numerama. Il montre que nous utilisons la base INCI comme source pour évaluer les ingrédients, 8 000 en tout dans l’application. » Le service, qui a été lancé en 2016, revendique aujourd’hui 150 000 téléchargements et fait partie de l’entreprise Touslesprix.com. L’application note les produits sur 20. Elle détaille ensuite dans une liste les ingrédients, avec 4 couleurs : vert, jaune, orange et rouge. Dans cette dernière catégorie, Jean-Christophe Janicot nous explique que sont classés tous les produits sur lesquels porte une controverse ou soupçonnés d’être à risque.
Au cours de son développement, INCI Beauty a travaillé avec l’école nationale supérieure de chimie de Clermont-Ferrand, pour estimer la fiabilité de diverses sources scientifiques. L’ingénieure chimiste Elsa Andrieu nous confirme ne s’être fiée qu’à « la réglementation des ingrédients » et n’avoir fait aucune analyse. Elle a également procédé à la rédaction de fiches (sur les pigments, les perturbateurs endocriniens, les colorations), en utilisant des données comme celles de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses) ou du CosIng.
« L’app ne prend pas en compte la quantité des ingrédients dans le produit », poursuit Jean-Christophe Janicot. Si la liste INCI énumère bien les ingrédients d’un produit en fonction de leur quantité, elle ne mentionne pas les quantités en question. « On pourrait ne se baser que sur l’ordre des ingrédients, mais on ne le fait pas. Il faut aussi savoir que les fabricants ne sont pas tenus de classer les ingrédients dans cet ordre lorsqu’ils représentent moins de 1 % du produit. Cela peut être le cas dès le 4e ou 5e produit sur une étiquette », nous explique Jean-Christophe Janicot. Une concentration inférieure à 1 % ne signifie pas pour autant que l’ingrédient n’est pas potentiellement dangereux. « La liste d’ingrédients INCI peut elle-même être décalée par rapport au produit », admet le créateur de l’application.
Dans INCI Beauty, un même ingrédient peut avoir une note différente selon les produits, ajoute notre interlocuteur. L’app ne tient néanmoins pas compte des utilisateurs et de leurs besoins spécifiques : impossible, par exemple, d’obtenir une évaluation du produit pour son cas particulier quand on est une femme enceinte.
Le « principe de précaution »… à défaut de mieux
La liste INCI est aussi utilisée par une autre application bien connue : Yuka. Depuis juin 2018, l’app décortique la composition des cosmétiques et produits d’hygiène, en plus des produits alimentaires. Elle revendique 10 millions d’utilisateurs et 150 000 produits cosmétiques dans sa base. « On ne se fonde que sur les informations du fabricant qui figurent sur l’étiquette, nous confirme Ophélia Bierschwale, responsable des relations presse chez Yuka. Nous sommes une équipe de 9 personnes, nous n’avons pas les ressources pour faire davantage. »
Yuka évalue les produits en 4 catégories (excellent, bon, médiocre et mauvais), sans donner de note. Ophélia Bierschwale explique qu’un « principe de précaution » est systématiquement appliqué lors de cette étape. L’évaluation globale du produit est toujours revue à la baisse en fonction de son ingrédient jugé le plus problématique. « On utilise aussi les études indépendantes. Si quelques études pointent un risque, on en tient compte dans Yuka et les sources sont mentionnées », explique notre interlocutrice.
Pas plus qu’INCI Beauty, Yuka ne tient compte du dosage des ingrédients d’un produit pour l’évaluer. Les usages d’un produit, ou la fréquence de leur utilisation, ne sont pas non plus considérés. « On attribue un niveau de risque général, mais on met l’accent sur des éléments dans la description du produit. Par exemple, le dioxyde de titane seul représente un risque fiable, mais son utilisation est bien plus controversée quand il est présent sous forme de nanoparticules », poursuit la représentante de Yuka.
Des notations basées sur des interprétations
L’application Think Dirty, lancée en 2013 à Toronto (elle n’est disponible qu’en anglais), applique le même principe de précaution. « S’il y a suffisamment de preuves qui montrent que même un seul ingrédient est dangereux, le produit apparaît comme ‘sale’ [ndlr : dirty] dans le ‘compteur Dirty’. Les notations sont strictement basées sur notre propre interprétation », nous explique Lily Tse, la fondatrice de l’application. Pour chaque produit, les ingrédients sont listés du plus nocif au plus propre, selon cette estimation. « Nous évaluons chaque ingrédient en fonction de sa présence, quelle que soit sa quantité », ajoute Lily Tse. Aucun test chimique n’est réalisé par Think Dirty. L’application ne tient pas non plus compte de l’usage ou de la fréquence d’utilisation des produits.
CosmEthics utilise également la nomenclature INCI dans ses évaluations de produits. L’application classe les produits en fonction de 4 niveaux de risque (produit sûr, allergie potentielle, risque de toxicité, des alertes personnelles qui peuvent être personnalisées). Les ingrédients sont classés dans le même ordre que sur l’étiquette, à nouveau sans préciser leur quantité. Katariina Rantanen, fondatrice de l’application, précise que les études scientifiques indépendantes peuvent être prises en compte dans l’évaluation des produits, « quand elles sont pertinentes. » En pratique, la description des ingrédients présentée dans l’application n’est pas simple à déchiffrer, comme le montre l’image suivante.
Une tentative pour intégrer les usages
L’application QuelCosmetic, lancée par l’UFC Que choisir en 2018, ne tient pas non plus compte de la quantité des ingrédients dans les produits pour les évaluer. Elle se distingue cependant des autres applications sur un point, en essayant de préciser les risques en fonction des usagers (tous petits, femmes enceintes, enfants et adolescents, adultes). L’app distingue également les produits rincés et non rincés et les cosmétiques qui risquent d’être ingérés, comme les rouges à lèvres.
Quand aux sources utilisées, l’UFC Que Choisir écrit sur son site que sont uniquement considérées les « études solides [qui] montrent sans ambiguïté [la] nocivité » des ingrédients (excluant ainsi les étudies indépendantes). Contactée par nos soins, l’UFC Que Choisir précise ne pas faire de tests en laboratoires dans le cadre de son application. « Cela ne nous empêche pas de continuer de faire des tests comparatifs en laboratoire sur des gammes de produits et de les publier sur notre site et dans notre magazine », précise le service de presse de l’union fédérale.
Que retenir de cet état des lieux ? Aucune application ne semble répondre totalement à la promesse ambitieuse qu’elle s’est fixée. Dépasser les limites de la nomenclature INCI semble compliqué. Celle-ci empêche de connaître la quantité des substances d’un produit. Certaines applications tentent de se démarquer en incluant les usages (QuelCosmetic), tandis que d’autres n’ont guère le choix d’opter pour un principe de précaution, présenté comme plus sûr. Les limites auxquelles se heurtent ces services soulignent, une nouvelle fois, le manque de clarté sur la composition de produits que nous consommons pourtant quotidiennement.
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