« Dear Moon ». Derrière ce nom, il y avait au début un projet qui semblait plutôt beau, voire intéressant. Comment imaginer que tout allait tourner en téléréalité aux relents sexistes, à contre-courant des avancées de l’histoire des sciences et technologies ? En septembre 2018, l’entreprise aérospatiale SpaceX annonçait que son premier « touriste » envoyé sur la Lune d’ici 2023 serait le milliardaire japonais Yusaku Maezawa. Il annonçait par la même occasion qu’il comptait emmener avec lui des artistes. « Ces artistes devront créer quelque chose quand ils retourneront sur Terre, et ces chefs-d’œuvre inspireront le rêveur en chacun d’entre nous. »
Pour ce faire, Yusaku Maezawa devrait être le tout premier passager de Starship, le vaisseau vanté depuis longtemps par Elon Musk et qui doit mener des humains sur la Lune, puis sur Mars. L’histoire ne s’arrête (malheureusement) pas là. Le 12 janvier 2020, le milliardaire publie une annonce sur son compte Twitter, révélant que ce voyage vers la Lune sera accompagné d’un projet parallèle : Full Moon Lovers. Le but est rien de moins que de « trouver une femme comme partenaire » pour l’accompagner.
Un téléréalité filmée et diffusée
On le comprend dès le titre du projet et le hashtag « #MZ_looking_for_love » laisse peu de place au doute : il ne s’agit pas seulement d’être accompagné par une femme, mais de trouver l’âme soeur. Non content de ce premier postulat problématique (nous y reviendrons), on découvre sur le site mis en avant par Yusaku Maezawa qu’il s’agit d’un documentaire filmé, qui sera diffusé sur la chaîne japonaise AbemaTV. Pour utiliser des mots plus justes, Full Moon Lovers est une téléréalité.
Le site internet du projet le présente comme un événement tout à fait sérieux : « Il a toujours eu le rêve d’aller dans l’espace. Il veut visiter un endroit aussi spécial avec quelqu’un de spécial. À travers un speed dating individuel très sérieux, Maezawa cherche à trouver sa partenaire de vie. » Pour candidater, il faut remplir certains critères, lesquels sont d’ailleurs assez surréalistes : être « âgée de 20 ans ou plus » — Maezawa a 44 ans ; souhaiter la paix dans le monde… Nulle question de compétences techniques — on en oublie presque que le sujet est d’aller dans l’espace et vers la Lune.
Étant donné que Musk a retweeté l’annonce de Maezawa auprès de ses 30 millions d’abonnés, il semblerait que SpaceX soit partie prenante de cette téléréalité, ou tout du moins que l’entreprise ne s’y oppose pas.
La première femme à aller sur la Lune ?
Rappelons qu’à l’heure actuelle, parmi les 12 humains qui ont déjà marché sur la Lune, il n’y a aucune femme. Dans le cadre de son programme Artémis, la Nasa avait annoncé en 2019 avec fermeté que le premier humain qui retournera sur la Lune sera une humaine ; et ce sera également une femme qui fera le premier pas sur Mars. C’est le directeur de l’agence, Jim Bridenstine, qui l’avait affirmé. Puis, lors de la présentation des nouvelles combinaisons d’astronautes, c’était une femme qui était apparue en premier sur la scène. En bref, l’événement sera historique, comme lorsque deux femmes, astronautes de l’ISS, ont été simultanément dans l’espace pour une sortie extravéhiculaire.
Les femmes ont toujours fait partie des sciences et technologies, et à des rôles cruciaux, y compris dans l’industrie spatiale. Mais elles faisaient face à plusieurs stigmates : un stigmate interne d’abord, où la reconnaissance professionnelle n’était pas toujours à la hauteur du travail réalisé ; un stigmate externe ensuite, où elles n’étaient pas publiquement associées aux grandes avancées. Un film comme Les figures de l’ombre cherche par exemple à rétablir cette injustice sociale. C’est aussi tout le sujet de For All Mankind, la série diffusée sur Apple TV+. Une plateforme comme Rocket Women est quant à elle très active pour défendre la place des femmes dans les sciences spatiales, et pour diffuser des parcours marquants, inspirer les plus jeunes à faire carrière.
C’est au regard de cette historicité que cette téléréalité pose de très graves problèmes. La communication porte même en elle quelque chose de malsain, car l’accroche de Yusaku Maezawa est la suivante : « Pourquoi ne pas être la ‘première femme’ à voyager vers la Lune ? ». Après toutes ces années et toutes ces étapes historiques pour faire avancer l’équilibre social dans les sciences, la première femme à atteindre la Lune ne le serait donc pas en raison de compétences techniques, d’un parcours scientifique, de sa propre carrière, mais comme partenaire d’un milliardaire dans le cadre d’une téléréalité douteuse. Difficile de créer des vocations si cette première femme est rabaissée au rang d’outil marketing du premier touriste.
Une faisabilité contestable
Parmi les ingrédients qui clochent dans cette annonce, il y a aussi son manque de crédibilité. Le premier élément relève d’un paradoxe, mis en lumière par la vulgarisatrice scientifique Florence Porcel. Si la partenaire du milliardaire est censée être la première femme allant vers la Lune, alors… quid des artistes qu’il devait emmener ? Ne choisira-t-il que des hommes ? Ce projet artistique est-il annulé ? Ou cette accroche est-elle mensongère ? Aucune précision n’a été apportée à ce sujet pour l’instant.
On ne peut aller dans l’espace sans compétences techniques
Au-delà de cette bizarrerie, l’absence de compétences techniques mises en avant dans l’annonce de cette télé-réalité ne pose pas qu’un problème de sexisme. Cela rend aussi le projet peu faisable : de nos jours, les astronautes doivent subir une intense formation avant de pouvoir aller dans l’espace. Ne serait-ce qu’au niveau de la santé physique, tous les profils, masculins ou féminins, ne rentrent pas forcément dans les critères.
En tout cas, une télé-réalité visant à emmener la première femme sur la Lune au titre de « partenaire amoureuse d’un milliardaire » ressemble à une annonce sortie d’une série dystopique. On ne peut qu’espérer que ce projet ne verra pas le jour et que, lorsqu’un événement historique comme le premier pas d’une femme sur la Lune adviendra, ce sera un moment inspirant pour les générations à venir.
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