La chloroquine fait plus que jamais l’objet des discussions et de nombreux articles ces derniers jours, à tel point que le mot était dans les trending topics de Twitter France les 22 et 23 mars. Ce médicament antipaludique est l’une des pistes qui pourraient permettre de développer une thérapie plus efficace contre le nouveau coronavirus SARS-CoV-2. La chloroquine a fait l’objet d’un test, en Chine. Puis, en France, une équipe reconnue basée à l’IHU Méditerranée Infection a également procédé à des essais, qui ont donné lieu à publication. Cette équipe marseillaise est dirigée par le professeur Didier Raoult, infectiologue de réputation mondiale. Ce dernier n’a pas manqué d’affirmer dans la presse avoir obtenu des résultats spectaculaires. Il n’hésitait pas, dès fin février, à évoquer une « fin de partie » pour le coronavirus.
Rapidement, toutefois, les déclarations du professeur Raoult ont été modérées par une partie de la communauté médicale. La chloroquine peut avoir de graves effets secondaires en fonction du profil du patient, jusqu’à causer une rétinopathie ou un arrêt cardiaque. Autre obstacle à une utilisation immédiate et généralisée de la chloroquine : la centaine de patients testés en Chine et les 24 patients testés par Didier Raoult sont un échantillon encore insuffisant d’un point de vue méthodologique.
Face aux résultats prometteurs, mais insuffisants, Olivier Véran, ministre de la Santé, a indiqué que des essais cliniques pour des centaines de malades allaient être menés par d’autres équipes afin de confirmer les résultats de l’équipe marseillaise. Avant une utilisation à grande échelle d’un médicament, la méthode scientifique et les règles académiques impliquent en effet une confirmation des résultats par les pairs, et sur des échantillons larges et variés, à partir de groupes témoins. La chloroquine va être ajoutée à un essai européen de grande envergure, nommé Discovery, qui confrontera différents traitements potentiels contre Covid-19.
Le Haut conseil de santé publique a par ailleurs recommandé de ne pas encore utiliser la chloroquine, sauf en présence d’un état grave du patient et sous décision collégiale des médecins. En contraste avec cette recommandation, l’IHU Méditerranée Infection a indiqué dès le dimanche 22 mars avoir pris la décision d’utiliser la chloroquine comme traitement quasi systématique.
La thérapie élaborée par Raoult et son équipe mérite quelques précisions, pour bien comprendre de quoi il s’agit. Le traitement repose sur l’hydroxychloroquine, une autre version de la chloroquine, dont les effets secondaires potentiels sont moins importants. La posologie adoptée est une dose de 200 mg, trois fois par jour pendant dix jours (cela équivaut à une faible dose, là où les chercheurs chinois recommandaient 500 mg deux fois par jour). Le traitement de l’équipe marseillaise fonctionne également par une association de l’hydroxychloroquine à de l’azithromycine, voire à un antibiotique à large spectre en cas de pneumonie sévère. Cette thérapie sera utilisée « au plus tôt de la maladie » pour « tous les patients infectés, dont un grand nombre peu symptomatiques ont des lésions pulmonaires au scanner ».
Si cette application systématique peut paraître précipitée compte tenu des nombreuses réserves qui ont été posées, et de l’absence d’une autorisation de mise sur le marché, l’équipe marseillaise invoque la morale pour appliquer le traitement dès maintenant. « Nous pensons qu’il n’est pas moral que cette association ne soit pas inclue systématiquement dans les essais thérapeutiques concernant le traitement de l’infection à Covid-19 en France », expliquent-ils.
La décision de l’IUH est-elle légale ? Et, plus largement, dans le contexte pandémique Covid-19, est-ce éthique d’utiliser la chloroquine dès maintenant ? Pour éclaircir avec précision ces questions sur ce sujet très discuté, nous avons interrogé Hervé Chneiweiss, président du comité éthique de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale).
Pas d’obstacle légal
Le traitement administré par le professeur Raoult et son équipe se déroule « hors AMM », c’est-à-dire sans autorisation de mise sur le marché. Comme l’a rappelé le Premier ministre sur TF1, il en sera de même pour toutes les utilisations contre Covid-19 de la molécule sur le territoire français, malgré une généralisation des essais cliniques. Un traitement hors AMM consiste à prescrire un médicament qui existe d’ores et déjà, mais pour une indication autre que celle qui est officiellement autorisée. Un cas typique est le viagra : à l’origine, le médicament n’était pas homologué contre les troubles de l’érection et a été longtemps prescrit hors AMM pour cette indication.
La démarche de Méditerranée-Infection est, en conséquence, tout à fait légale. « Tout médecin a le droit de prescrire même hors AMM un médicament à partir du moment où il pense qu’il sera utile à son patient », explique Hervé Chneiweiss à Numerama.
En revanche, une prescription hors AMM est très strictement encadrée. Le professeur Raoult n’est pas légalement « en roues libres » :
- Plus que dans n’importe quelle autre circonstance, le patient doit être pleinement informé de tous les risques qu’il encoure en prenant le médicament.
- Le traitement n’est pas pris en charge par l’Assurance maladie.
- Cette prescription engage la responsabilité du médecin. En cas de litige, par exemple si un patient venait à mourir d’un arrêt cardiaque à cause de la chloroquine, la famille « pourrait porter plainte pour usage inapproprié du médicament ». Pour un usage hors AMM, le médecin doit en effet prouver que sa prescription repose sur des données scientifiques fiables. Hervé Chneiweiss nous indique que le professeur Raoult n’aurait pas à s’inquiéter : étant donné qu’il a « publié un potentiel effet bénéfique de la chloroquine, il pourrait justifier sa prescription ».
Que les essais cliniques restent encore relativement préliminaires n’est donc pas un obstacle légal à l’utilisation de la chloroquine. Hervé Chneiweiss relève qu’il y a eu des précédents, ce n’est « pas la première fois qu’un traitement est prescrit sur des évidences faibles, mais dans un contexte épidémique grave ». C’est le cas de la trithérapie anti-VIH, en 1996, qui « a été prescrite après une simple communication faite à un congrès et portant sur 10 patients », relève-t-il.
Des nuances éthiques
Le président du comité éthique de l’Inserm pose toutefois des nuances sur les pratiques de l’équipe marseillaise. Le problème réside avant tout dans la communication du professeur Raoult, qu’il estime critiquable. « L’article scientifique publié la semaine dernière souligne lui-même les limites de l’étude (pas de cas témoin, 6 patients négativés seulement, absence de corrélation avec la symptomatologie…) et l’absence d’explication pour les cas qui n’ont pas répondu », souligne Hervé Chnweiweiss à Numerama.
Si les essais cliniques du professeur Raoult sont prometteurs, les résultats obtenus ne font pas la lumière sont des incertitudes quant aux réussites de la chloroquine. Les données sont insuffisantes pour savoir si le médicament fonctionne véritablement de manière généralisée, ou seulement « sur certaines formes de la maladie », en fonction de type profil personnel, du stade la maladie ou de « co-facteurs inconnus ». En raison de ces paramètres, Hervé Chnweiweiss nous dit s’inquiéter du « risque de faire naitre de faux espoirs, d’inciter à des comportements inappropriés (si on a le traitement, pourquoi se protéger, pourquoi protéger les autres, pourquoi respecter les consignes du gouvernement) et in fine de décrédibiliser la science ».
C’est également ce qu’a dénoncé l’Organisation mondiale de la santé, craignant de « faux espoirs », voire le risque que cela fasse « plus de mal que de bien [et que cela cause] une pénurie de médicaments qui sont nécessaires pour traiter d’autres maladies (les patients souffrant de polyarthrite rhumatoïde chronique sont par exemple traités à l’aide de chloroquine, ndlr) ». Relevons, parmi les comportements irréfléchis causés par une précipitation, le cas de ce médecin américain ayant pris par prévention une cuillère à café de phosphate de chloroquine contre le Covid-19.
En résumé, la démarche du professeur Raoult et son équipe est parfaitement légale et, même en cas de litige, il sera dans son droit puisqu’il s’appuie sur des données prometteuses. Par ailleurs, comme nous l’a reprécisé Hervé Chnweiweiss, aux doses prescrites le traitement a une faible toxicité, ce qui réduit le risque d’effets secondaires. Ceci prit en compte, si la communauté médicale freine des quatre fers face à sa précipitation, c’est parce qu’il ne répond pas au processus académique habituel. Ce processus est perçu comme cadre à des règles éthiques, afin d’éviter des erreurs médicales plus graves que les apports potentiels, et d’éviter les faux espoirs.
D’importantes nuances éthiques sont donc à poser sur le discours spectaculaire du professeur Raoult. Cela ne retire rien à l’importance de la voie médicale potentielle qu’est la chloroquine pour trouver un traitement contre Covid-19. La généralisation d’essais cliniques sur cette molécule et l’utilisation du médicament admise en cas d’états graves en sont la preuve. Ces essais plus larges apporteront des réponses scientifiques plus précises dans les prochaines semaines, qui pourront possiblement amener à une généralisation du médicament. À noter que la forte médiatisation de la chloroquine ne doit pas occulter le fait que d’autres pistes, tout aussi importantes, sont en développement (Remdesivir, Kaletra…).
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