Tout le monde connaît les gigantesques statues moaï de l’île de Pâques (Polynésie), placées sur des plateformes cérémonielles appelées ahu ou marae. Ces visages monumentaux, faits de roche volcanique et allant jusqu’à 9 mètres de haut, ont été bâtis entre le XIIIe et le XVe siècle. Il est souvent expliqué que les ancêtres des Rapa Nui, les premiers habitants de l’île de Pâques, ont vu leur civilisation s’effondrer au XVIIe siècle, autour de l’année 1600. En cause : une succession de catastrophes écologiques, démographiques, culturelles. Un exemple d’« effondrement ».
Mais dans les disciplines archéologique et anthropologique, ce récit a commencé à battre de l’aile, moins envers la spirale de catastrophes qu’envers l’issue qu’aurait été un effondrement irrémédiable sans plus de renouveau de la part de cette société, alors éteinte d’elle-même. En 2018, l’archéologue Catrine Jarman écrivait que cette « société durable a été faussement accusée de sa propre disparition ». Selon elle, il faut « démystifier les Rapa Nui » : contrairement au récit popularisé autour d’un effondrement total, « plus de 60 ans de recherches archéologiques brossent en fait un tableau très différent », indiquait Catrine Jarman.
Une nouvelle publication, parue en avril 2020 dans Journal of Archaeological Science, va dans le sens de cette idée que le destin des premiers habitants de l’Île est plus nuancé qu’un effondrement de civilisation, provoqué par un effet papillon de dysfonctionnements internes et à l’issue définitivement fatale autour de 1600.
Repenser l’impact des colons européens
Les auteurs de ce travail de recherche ont appliqué une méthode scientifique appelée statistique bayésienne, laquelle vise à reconstruire une chronologie d’événements. En archéologie, ce modèle d’analyse permet d’inclure à la fois les datations radiocarbone et les connaissances historiques, afin de donner du sens à une chronologie. C’est exactement ce qu’ont fait ces archéologues pour l’île de Pâques : ils ont impliqué les datations radiocarbones de 11 sites excavés, les différents types d’architectures découvertes sur l’île, ainsi que les connaissances ethnohistoriques.
À partir de cette reconstruction chronologique plus précise, les auteurs en concluent que la civilisation a perduré bien après 1600. Elle a même réussi à maintenir sa culture quelques temps après la colonisation européenne de 1722 — et en dépit de celle-ci. Les archéologues écrivent que les résultats « démontrent un manque de preuves d’un ‘effondrement’ pré-contact et offrent au contraire un soutien fort à un nouveau modèle émergent de communautés résilientes qui ont continué leurs traditions à long terme malgré les impacts de l’arrivée des Européens ».
Contrairement à l’image d’une société qui n’aurait pas su affronter une spirale de catastrophes, la civilisation des Rapa Nui apparaît inversement dans cette étude comme tout particulièrement résiliente : elle a longtemps perduré, malgré les menaces internes et externes ayant pesé sur cette société. Dans le magazine spécialisé Sapiens, le co-auteur de l’étude Robert DiNapoli regrette que « ce degré de résilience a été négligé en raison du récit d’effondrement, et il mérite une reconnaissance ». Le rôle de la colonisation européenne dans l’extinction des Rapa Nui serait également à revoir : la chronologie pourrait être plutôt similaire à ce qu’il s’est passé pour d’autres peuples indigènes.
Sans trancher le débat en confirmant ou infirmant définitivement un récit plutôt qu’un autre, cette étude vient surtout rappeler que la chronologie des événements de l’île de Pâques est encore irrésolue. En tout cas, la thèse de l’effondrement total et interne en 1600 tient de moins en moins, et la réalité est probablement plus complexe que cela. « Leur travail s’ajoute à la masse croissante de preuves accumulées au cours des dix dernières années, selon lesquelles les récits précédents d’effondrement sur l’île de Pâques ne sont pas corrects et doivent être repensés », confirme un archéologue indépendant de cette étude à Sapiens.
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