La science-fiction est toujours pertinente pour comprendre le présent. En extrapolant un sujet dans le futur, certains de ses versants actuels sautent bien davantage aux yeux. La SF permet de s’émanciper du contexte et du brouhaha qui entourent un enjeu à un moment T en offrant plus de libertés pour le comprendre. La SF, au-delà même de sa capacité d’anticipation, est un support pour imaginer et montrer l’étendue des possibles. Pour ces raisons, et tant d’autres, la science-fiction a donc un rôle politique quotidien à jouer.
C’est bien pour cette raison que Demain la santé, la nouvelle anthologie d’anticipation des éditions La Volte, est importante. D’abord, en pleine pandémie liée à la maladie Covid-19, notre santé est probablement plus que jamais au cœur des préoccupations. Ensuite, ce serait une erreur de croire que la pandémie est la seule raison pour parler du futur de la santé — ce recueil a été imaginé bien avant, d’ailleurs. L’évolution des sciences et technologies, la circulation de l’information sur les réseaux, la crise environnementale, nos modèles politiques contemporains sont autant de raisons de s’intéresser à l’avenir de la médecine et, plus largement, du soin.
Les éditions La Volte avaient déjà publié une anthologie similaire, mais dédiée à l’avenir du travail. Après cet opus, l’anthologiste Stuart Calvo a immédiatement proposé la santé comme nouveau thème, en 2019. Avant de se rétracter : « Question de légitimité, pour moi qui ne suis pas soignante, et consciente aussi que le sujet de la santé est d’abord bien plus délicat et complexe que celui du travail », confie Stuart Calvo à Numerama. Mais aux éditions La Volte, on lui répond alors que la santé est en réalité « un sujet qui nous touche toutes et tous ». Courant 2019, l’appel à textes est donc lancé, avant de se clore le 31 décembre de la même année. Quelques mois plus tard, et en pleine première vague de l’épidémie liée au coronavirus, le choix des 15 textes sélectionnés est fait. En septembre 2020, Demain la santé paraît en librairies, avec des textes de Li-Cam, Raphaël Granier de Cassagnac, Sabrina Calvo ou encore Ketty Steward.
Dans cet entretien, Stuart Calvo, qui a dirigé l’anthologie, revient sur la genèse du recueil, mais aussi sur les choix éditoriaux qui l’entourent. Demain la santé ne se penche pas seulement sur l’avenir des moyens matériels mis à disposition de la santé (découvertes scientifiques, équipements technologiques novateurs…), mais aussi, voire surtout, sur le type de futur dans lequel nous pourrions vivre en fonction du rapport que nous entretenons avec la santé. Que ce soit dans 10 ans, dans un siècle, ou dans de futures colonies spatiales au cœur de lointaines galaxies (qui sait), la façon dont nous prenons soin les uns des autres est peut-être bien un enjeu universel.
« La santé, c’est un chantier permanent » : entretien
Pourquoi la santé a été le premier sujet à vous venir en tête, après l’anthologie sur le travail ?
Les raisons sont multiples. J’ai essayé de répondre à cette question au travers de la postface qui termine le recueil (et qui fait un certain nombre de pages). Je crois qu’à l’origine, il y a la consternation vis-à-vis de la crise sanitaire terrible traversée par la Grèce, qu’ont provoqué les politiques d’austérité successives imposées par l’Europe. Comme si la santé était un luxe dont pouvait se passer une population, sacrifiable sur l’autel de la relance économique.
La consternation aussi de la souffrance des soignants — de celles et ceux qui soignent — et donc, par extension, du système de santé dans son ensemble, que l’épidémie de COVID a mis sur le devant de la scène. Et puis, en même temps, la santé, c’est aussi cette rupture provoquée par « La grande révolte des malades du SIDA » dans les années 80 / 90, l’implication des associations de patients et d’usagers, l’apparition des patients partenaires, des patients enseignants… autant de phénomènes et d’initiatives inspirantes dont on parle trop peu et qui pourtant génèrent des imaginaires, et donc des possibles, positifs et désirables, libèrent la parole et brisent les tabous, qu’il s’agisse des violences gynécologiques, de la santé mentale, de l’inégalité d’accès aux soins de certaines populations ou communautés…
« La santé, c’est un équilibre fragile entre besoins populationnels et politiques publiques »
La santé, c’est un chantier permanent, un équilibre fragile entre besoins populationnels et politiques publiques, entre les évolutions sociétales et les normes et règles produites par un système qui peuvent s’avérer écrasantes, voire vecteurs d’oppressions et de disparités. L’idée d’explorer la santé au prisme de la science-fiction, par un appel à texte ouvert qui plus est, c’était une manière de donner à voir et à percevoir ces tensions, à les projeter dans un futur proche ou lointain, à ouvrir les possibles et à sortir de la mécanique froide et unidimensionnelle de la langue officielle.
La pandémie est apparue après la clôture de l’appel à textes. Est-ce que l’apparition de cette crise sanitaire inédite a eu un impact sur la sélection des textes ?
J’ai envie de répondre par la négative, mais comment en être sûre ? En février 2020, soit un peu avant le confinement, nous avions opéré une première sélection d’une cinquantaine de textes parmi les plus de 250 reçus. Je me souviens surtout de l’ambiance dans laquelle nous avons travaillé, avec le comité de lecture, pour départager les nouvelles. Une ambiance assez surréaliste, les mots n’avaient plus le même sens, les allusions à la pandémie, qui n’existaient pas l’instant d’avant, nous sautaient aux yeux.
Tout prend un sens différent lorsque l’on vit une telle situation. Nous avons d’ailleurs sérieusement envisagé de décaler de 3 à 6 mois la date de parution du livre, afin d’éviter tout effet d’opportunisme. Je me souviens que la nouvelle de Sylvain Palard, que nous avions déjà retenue, a pris un sens tout particulier, avec sa population scindée entre villes et périphéries, cette peur de la contamination permanente, ses combis de protection… Mais c’est une nouvelle qui se termine bien puisqu’au final un vaccin est enfin identifié et mis en test.
Les textes sont souvent assez politiques, au sens large, dans leurs messages. Pourquoi la santé est-elle propice à évoquer nos modèles sociopolitiques, nos rapports à l’humanité ?
Il y a ce passage du livre de Sanjay Basu et David Stuckler, Quand l’austérité tue, que je cite souvent et qui répond en grande partie à cette question : « Quand nous parlerons à nos enfants de la Grande Récession, ils ne nous jugeront pas sur nos taux de croissance ou la réduction de nos déficits, mais sur la manière dont nous avons pris soin des membres les plus vulnérables de nos sociétés et dont nous avons répondu aux besoins les plus fondamentaux : santé, logement, travail. La principale source de richesse d’une société, c’est sa population. Investir dans la santé de tous est un choix sage en période faste, et une impérative nécessité en ces temps difficiles. »
« La santé questionne notre capacité et notre désir tant individuel que collectif de s’organiser pour prendre soin de l’autre »
La santé questionne notre capacité et notre désir tant individuel que collectif de s’organiser pour prendre soin de l’autre ; c’est un point que j’aborde largement dans la postface. Nombre de textes du recueil ainsi décrivent des environnements dégradés par la crise climatique et/ou économique, et la manière dont, pourtant, des collectifs se mettent en place pour continuer de soigner, pour réinventer le soin.
Pour aller plus loin, l’appel à textes que nous avons publié en juin 2019 insiste beaucoup sur la notion de corps individuel, de corps social, interroge sur la manière dont les politiques de santé et l’organisation des soins sont dispensées, définissent le normal et le pathologique, « le dedans et le dehors » d’un système – notamment via la question de l’accès aux soins. C’est ce dedans et ce dehors, ce normal et ce pathologique que nous avons souhaité explorer via la science-fiction, leurs mécanismes d’apparition, la manière dont se fait ou se défait une société.
Une réflexion qui avait été prodigieusement déployée lors du colloque « Archéologie de la santé – anthropologie du soin » organisé par l’INRAP et le Musée de l’Homme en 2016. Comme l’histoire, les littératures de l’imaginaire sont des outils précieux pour nous aider à décrypter notre présent.
Plusieurs textes introduisent notre relation à la nature de manière directe ou indirecte. La façon dont on prend soin de nos corps par la médecine reflète-t-elle aussi des enjeux environnementaux ?
C’est une excellente question, que j’aspire à creuser en réunissant les auteurices ayant associé la nature et l’environnement à leur texte ! J’ai été troublée par les récits de Chloé Chevalier et d’Elio Possoz, qui semblent se répondre, tous deux mettant en scène les effets du réchauffement climatique et les stratégies d’adaptation des populations. Tout comme semblent se répondre les textes de Lise N. et de Sabrina Calvo, avec leurs floraisons poétiques et mystérieuses. Le texte de Lauriane Dufant également est intrigant, avec l’effacement des frontières entre humain et animal, aussi celui de Jean-Charles Vidal où la forêt devient un refuge désiré, prenant à revers l’ombre carcérale des léproseries. Sans oublier le conte post-apocalyptique de Tristan Bultiauw, dont je ne peux parler sans risquer de trop en dévoiler l’intrigue…
Je me dis que l’anthropologue Philippe Descola ne renierait peut-être pas ce recueil, qui semble interroger les relations entre humains et non-humains, la réalité de la séparation entre nature et société. Et donc, ouvrir de nouvelles manières d’appréhender nos vulnérabilités, la notion même de prendre soin.
La santé est un thème d’actualité (et pas seulement en raison de la pandémie) : en quoi la science-fiction spécifiquement permet-elle de traiter avec pertinence un sujet aussi solidement ancré dans le présent ?
On confond à mon sens trop souvent la science-fiction avec la prospective, ou un exercice scientifique qui consisterait à prédire ce que sera demain. Le terme de « science-fiction » en lui-même n’aide pas, pour cette raison je préfère habituellement parler de littératures de l’imaginaire, ou bien, en ce qui concerne le recueil, de « soft science-fiction », à savoir une SF qui s’attache à explorer les possibles au prisme des sciences humaines. On site souvent La Main gauche de la nuit ou Les Dépossédés, de Ursula Le Guin, pour illustrer cette mouvance de l’imaginaire, ou bien Doris Lessing, qui pour sa part parlait de « Social science-fiction », de spéculation sociale, qui est l’objet de toute sa saga Canopus dans Argo.
« La science-fiction, comme genre littéraire social et expérimental, c’est une manière de se réapproprier notre pouvoir d’imagination »
Pour se pencher en profondeur sur des sujets tels que la relation de soin, la production des normes, les conséquences sociales des politiques de santé, la SF apparaît ainsi comme un genre plutôt idéal.
Et puis, la science-fiction, c’est de la littérature. C’est une manière d’expérimenter et de ressentir le monde autrement à travers le récit et le langage. On est embarqué dans une langue, un rapport au monde, une dimension poétique du réel. Les 15 nouvelles du recueil, ce sont 15 univers sensibles et littéraires différents, 15 possibilités d’immersion dans les multiples facettes de ce que sera demain, un jour ou jamais, notre relation à l’autre, aux autres.
La science-fiction, comme genre littéraire social et expérimental, c’est une manière de se réapproprier notre pouvoir d’imagination, c’est l’anti TINA (there is no alternative, « il n’y a pas de plan B », ndlr) par excellence. Et pour penser la santé, on ne peut pas se passer d’alternatives.
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