En pleine crise sanitaire liée au coronavirus, la notion de responsabilité au sein des médias prend tout son sens. Les informations que nous partageons, et la façon dont nous les présentons, ont un impact important. Un seul article ou reportage ne va pas changer la face de l’épidémie, mais lorsqu’une même information est reprise et répétée, cela génère une narration. C’est ainsi, par exemple, que des études scientifiques peuvent être mal comprises au début puis, à force d’être diffusées de manière tronquée, générer une idée reçue (c’est le cas pour la mutation du coronavirus, qui a été souvent mal présentée). Or, chaque idée reçue, chaque fausse information, chaque discours fallacieux représente un risque supplémentaire pour les vies humaines — et pour le personnel soignant, trop souvent gommé de l’équation — en trompant ou bien tout simplement ajoutant du flou à la situation.
Ce constat est également valable pour les personnes qui sont mises en avant ou non dans nos médias, et le récit qu’ils ou elles portent. En tant que médias, nous sommes autant responsables des informations que nous présentons que des personnes dont nous choisissons ou non de porter le discours. En pleine crise sanitaire inédite, il relève d’un devoir journalistique de ne pas laisser se répandre des discours antiscientifiques (ou a minima de leur apporter une contradiction immédiate et efficace).
Ce devoir d’information scientifique dans le choix des invitations est actuellement mis en faillite : des discours contraires à la méthode scientifique, ou ne reposant sur aucun fait avéré, ou exprimant des opinions personnelles déconnectées de toute information vérifiée, ont été largement valorisés, en excès, au travers de tribunes et d’interviews sur des plateaux télé de chaînes d’information en continu et, plus rarement, en radio. Au-delà de L’Heure des Pros sur CNews qui est une catastrophe notoire, il y a pas mal d’exemples, comme un économiste en roue libre sur LCI, des mois après avoir d’ailleurs exprimé des positions climatosceptiques et donc antiscientifiques. On pourrait aussi évoquer les discours trompeurs mis en avant sur SudRadio, ensuite revisionnés sur YouTube des centaines de milliers de fois .
Leurs propos ne reposent pas sur des réalités scientifiques
Des personnalités comme Christian Perronne, Jean-François Toussaint, Didier Raoult, Laurent Toubiana (et parfois de nouveaux noms sortant de nulle part) sont principalement ce qu’on appelle des « rassuristes ». Leur mot d’ordre repose sur un discours fallacieux : affirmer, partout où ils passent, que la deuxième vague n’existe pas (faux) ; ou que l’épidémie ne serait pas très grave et que la menace serait « fabriquée » (faux) ; qu’il faudrait tout faire reposer sur l’immunité collective en laissant le virus circuler (faux) ; que la chloroquine fonctionnerait (faux) ; que tel ou tel geste barrière n’a pas d’utilité (faux). Leurs propos ne reposent pas sur des réalités scientifiques, et ils sont même vivement contestés par le reste de la communauté scientifique pour leur atteinte aux faits avérés. Leur choix de miser sur les coups d’éclat et la désinformation fait qu’ils ont une lourde responsabilité dans la mauvaise tournure que prend la crise, mais c’est aussi le cas de celles et ceux qui leur ont déroulé le tapis rouge sans se questionner.
Pourquoi continuer à inviter des pseudo-experts dont, par la force de la répétition, on sait pertinemment que leurs propos ne reposent pas sur des faits et ne contribuent donc ni à l’information ni au décryptage ? Pourquoi sacrifier l’information scientifique pour occuper du temps d’antenne ? Insister sur ce pourquoi, c’est rappeler qu’en tant que médias, nous devons sans cesse nous poser des questions sur la finalité d’un choix de sujet, de son angle d’approche, mais aussi de qui nous invitons. Ces invitations ne sont pas anodines, car elles ont une portée et des conséquences réelles sur l’opinion publique et la vie des Français.
La réponse au pourquoi doit être une finalité d’information ou de décryptage scientifique. Car il faut que les débats médiatiques soient plus proches des débats scientifiques réels. Si tant de gens se tournent vers des discours complotistes, c’est aussi pour se rassurer, trouver du sens face au brouhaha. C’est pourtant bien notre rôle journalistique de donner du sens, et du sens scientifique aujourd’hui, à la situation. Ce travail de mise en sens doit passer par le refus d’une tribune à celles et ceux qui, par leur désinformation, brouillent la perception de la réalité, et donc la réalité tout court. D’autant qu’inversement, il existe tant de scientifiques qui ont démontré, depuis le début de la crise, leurs compétences et leur capacité de vulgarisation sur ces sujets.
À Numerama, nous nous reposons sur le journalisme scientifique et la rigueur que cela implique : cela signifie que les informations que nous transmettons sur le coronavirus sont soit le fruit d’un temps de décryptage des études par leur lecture complète, la vérification de leur provenance et de leur méthode, en croisant les sources, en ne relayant pas les prépublications et autres techniques journalistiques visant à solidifier notre traitement. Pour les scientifiques que nous citons ou consultons, même optique : nous vérifions le background, la cohérence et la teneur des propos précédents. Nous ne sommes pas infaillibles, mais notre couverture du coronavirus est au moins légitimée par cette quête de travailler le sujet sous un prisme rigoureusement scientifique, loin de tout spectacle, de toute précipitation, de toute opinion déconnectée du réel.
Des scientifiques, oui, mais lesquels ?
Passons sur le fait que des acteurs ou chanteurs aient été invités à donner leur avis sur des sujets scientifiques : l’influence de ces personnalités est énorme, les inviter à s’exprimer sur un sujet scientifique qu’ils ne maîtrisent pas n’a aucune logique. C’est une évidence, mais les personnalités scientifiques représentent un enjeu plus complexe. La science se forge dans les confrontations d’interprétations et de points de vue, sur des recherches parfois contradictoires et des désaccords… mais clairement pas sur des opinions infondées. De fait, être un « expert » en quelque chose ne suffit pas.
Le risque de l’ultracrepidarianisme doit, par exemple, être pris en compte : c’est le sentiment qui tend à faire croire qu’être reconnu dans un domaine ou pour une découverte légitime à donner son opinion sur absolument tout. C’est ainsi que dans l’Heure des Pros, sur CNews, Luc Montagnier faisait la promotion de théories absurdes au sujet d’un virus sur lequel il n’a jamais travaillé, sans que personne en face ne relève que ses déclarations étaient incontestablement fausses. Et cela peut s’avérer encore plus subtile. Quelqu’un comme Didier Raoult — au-delà de ses autres dérives — rejetait en bloc l’hypothèse d’une deuxième vague, alors que les épidémiologistes savaient très bien que celle-ci faisait partie des possibilités. Mais Didier Raoult est infectiologue, pas épidémiologiste : comme dans tout corps de métier, la spécialité n’est pas accessoire. Il y a donc un problème lorsque LCI décide de l’inviter sur le sujet, ce 28 octobre, en introduisant cet entretien ainsi : « Il ne croyait pas au retour du #virus, il n’imaginait pas la 2e vague. Que dit le Pr #Raoult aujourd’hui ? ». Le même problème se pose, et est probablement encore pire, lorsqu’on invite un économiste à s’exprimer sur l’existence ou non d’une deuxième vague sanitaire.
On peut encore changer les choses
Le constat est devenu évident : les rassuristes et désinformateurs sont un problème structurel dans la gestion de la crise sanitaire. La santé est en jeu ; des vies, également ; le quotidien du personnel soignant, aussi. Ces marchands de fausses réalités ne doivent plus être invités, ou bien être contredits avec la plus grande fermeté en étant systématiquement mis face à des scientifiques aux compétences avérées ou à des journalistes scientifiques.
L’immunologue américain Anthony Faucci citait récemment trois aspects importants de la communication scientifique pour obtenir la confiance de la population. Étonnamment, ces trois facteurs qu’il cite sont également ceux qui sont cruciaux pour jauger, en tant que média, si quelqu’un a la légitimité d’être invité ou réinvité.
Ce sont trois facteurs facilement vérifiables, avant, pendant et après une interview :
- S’appuyer sur les faits et les données réelles ;
- Dire quand on ne sait pas ;
- Avoir pour objectif de se faire comprendre et non de se faire mousser.
Tous ces constats ne sont évidemment pas des fatalités et la transformation vers une plus grande responsabilité scientifique des médias est encore possible, notamment en renforçant les équipes de journalistes scientifiques et cherchant au moins à se rapprocher d’une logique plus scientifique dans le traitement de l’information.
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