C’était un véritable film hollywoodien que plusieurs centaines de milliers de spectateurs ont suivi en direct sur YouTube le 9 décembre dernier. Et pourtant, le décollage du SN8, le dernier prototype du Starship conçu par SpaceX était bien réel. Sous le regard des caméras, l’entreprise d’Elon Musk a fait décoller son cylindre de 50 mètres de haut pour l’emmener à plus de 12 kilomètres d’altitude avant de le faire redescendre et atterrir dans une explosion spectaculaire que Michael Bay n’aurait pas reniée.
Ce qui a pu ressembler à un échec cuisant aux yeux du public non averti était en réalité un immense succès pour la firme qui a pu ainsi récolter un maximum de données pour parfaire son projet de lanceur géant réutilisable. Qu’importe l’atterrissage un poil trop rapide qui a fait voler le prototype en éclat, l’important c’est le vol maîtrisé à la perfection.
« C’est une culture de l’échec. »
Ce succès marque donc la prochaine étape avec la concrétisation de la création du lanceur dont Starship n’est que l’étage supérieur. Car si SpaceX a commencé à mener ses premiers essais dès début 2019, le rythme risque désormais de s’accélérer alors que les prototypes suivants sont déjà presque prêts à entrer en piste. SN9 a subi quelques casses après être tombé quelque peu à la renverse dans son hangar, mais il devrait s’en remettre rapidement.
Dans n’importe quelle autre entreprise, il faudrait compter des mois, voire des années avant un nouveau test, mais pas chez SpaceX. Pour Xavier Pasco, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique avec qui nous nous sommes entretenus, l’entreprise a littéralement dynamité les méthodes des grosses industries : « En général, la chaîne de décision veut que l’on prépare absolument tous les paramètres, puis qu’on teste en conditions réelles. Enfin, après les retours d’expérience, on ne change qu’un seul paramètre pour de nouveaux essais. » Rien de tout ça chez Elon Musk. Le milliardaire préfère multiplier les tests spectaculaires, souvent filmés en direct, puis tout changer pour le suivant, ce qui explique les énormes différences en moins de deux ans, entre le premier prototype de Starship baptisé Starhooper, qui n’a plus grand-chose à voir avec le SN8 qui a volé récemment.
«C’est une véritable culture de l’échec, très différente de ce à quoi les industries traditionnelles nous avaient habitués, précise Xavier Pasco. L’idée est de raccourcir la boucle et prendre plus de risques. »
Des risques, Elon Musk est prêt à en prendre. Beaucoup. Dans les entrepôts de Boca Chica au Texas, les prototypes de Starship se multiplient et sont construits à la chaîne pendant que dans l’ombre, l’autre partie de la fusée, la SuperHeavy, le premier étage de l’engin final, continue sa conception. Au risque d’avoir des embouteillages sur le pas de tir, le milliardaire met tout en œuvre pour tendre vers une industrialisation du spatial. Il veut aller vite et c’est pourquoi les SN9 et SN10 devraient voler à leur tour dans peu de temps, avant même d’avoir le rapport complet sur les résultats de SN8.
Satellites, cloud et armée
Mais cette méthode coûte aussi très cher. Faire exploser des cylindres volants de plusieurs dizaines de mètres n’est pas donné à tout le monde et SpaceX n’était jusqu’à récemment pas une entreprise forcément très rentable. Il y avait bien les succès de la Falcon 9 et maintenant, la mise en place de vols habités vers l’ISS qui avaient permis une levée de fonds historique à près de deux milliards d’euros l’été dernier, mais les ambitions étaient bien au-delà de ces perfusions.
«Ce qui tient SpaceX à bout de bras, c’est la Falcon 9 avec le lancement des satellites Starlink, analyse Xavier Pasco. Mais pour que cela soit vraiment rentable, il faut une clientèle. »
Heureusement, l’entreprise peut compter sur deux alliés de poids pour vendre sans limites son projet de constellation de satellites vecteurs d’internet à très haut débit. Le premier, c’est Microsoft. Le géant de l’informatique a lancé en octobre dernier son Azure Space, projet d’internet haut débit par satellite qui se pose en concurrent direct d’AWS d’Amazon. De quoi faire de l’entreprise un acteur encore plus important dans le cloud, mais pour cela, encore une fois, il faut des partenaires susceptibles d’utiliser cette technologie, ce qui nous mène au deuxième allié clé : le Pentagone.
Toujours en octobre dernier, SpaceX avait annoncé la signature d’un contrat avec l’armée américaine à 149 millions de dollars pour créer quatre satellites destinés à détecter des missiles hypersoniques. À l’échelle de l’entreprise, il s’agissait presque d’un petit contrat, mais ce partenariat n’était que le début d’une coopération plus étroite, car le Pentagone est intéressé par cette technologie d’internet par satellite. « Les trois piliers sont réunis, résume Xavier Pasco. Il y a la technologie satellite, Microsoft, expert du cloud, qui veut utiliser ces satellites, et l’armée qui est un acheteur de premier choix, car c’est une grosse clientèle publique. Avec tout cela, SpaceX est très clairement le grand gagnant. »
L’art d’occuper le terrain
SpaceX a donc tout de son côté désormais. Des essais prometteurs, des ingénieurs qui ont l’expérience du produit alors qu’ils maîtrisent de mieux en mieux les différentes itérations de Starship, et une position de fournisseur de solutions qui leur apporte des contrats juteux pour remplir les caisses. Mais tout cela est dirigé vers un seul et même objectif principal : l’exploration spatiale.
Car si l’entreprise répond à des appels d’offres un peu partout pour fourguer ses satellites, c’est pour avoir les mains libres pour des projets beaucoup plus ambitieux. Déjà partenaire de la Nasa dans le cadre du programme Artemis à destination de la Lune, Elon Musk voit beaucoup plus loin et vise même un premier vol inhabité de Starship vers Mars en 2022. Du pur effet de communication selon Xavier Pasco : « C’est le narratif de SpaceX mais ce n’est pas réalisable. Même la fenêtre de 2024 paraît un peu trop ambitieuse. Mais c’est une stratégie d’occupation du terrain qui fonctionne, SpaceX fait rêver avec ces objectifs. » Et comme l’a montré la première course à la Lune, le rêve joue beaucoup.
Pour continuer d’occuper ce terrain, SpaceX a donc tout intérêt à poursuivre rapidement ses essais avec le Starship. On s’attend également à une arrivée prochaine de SuperHeavy sur le pas de tir, même si l’absence de détails sur l’autre partie de la fusée fait craindre de mauvaises nouvelles. Et comme l’entreprise n’a aucun souci financier à redouter entre ses partenariats avec la Nasa, Microsoft et le Pentagone, elle peut bénéficier de cette bonne dynamique pour prendre des risques, subir des échecs et s’en relever encore et encore. Le grand film d’Elon Musk peut donc continuer sans encombre avant son dernier acte que le milliardaire espère, évidemment, triomphal.
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