Dans un article publié sur son site ce 23 mars 2021, le CERN a annoncé que des résultats obtenus par une équipe de recherche « laissent entrevoir une faille dans le Modèle standard de la physique des particules ». L’article est accompagné de la mise en ligne d’un papier de recherche, également commenté par trois membres de l’équipe dans The Conversation. Alors, que se passe-t-il avec le Modèle standard de la physique ?
Le Modèle standard est la théorie admise aujourd’hui sur la structure fondamentale de la matière, ce qui implique les particules élémentaires et les forces de la nature ainsi que leurs liens. Il en ressort un certain nombre de lois, qui fondent de nombreuses expériences et qui ont permis de prédire bien des phénomènes qui se sont avérés corrects. Ce modèle tient donc bien dans l’ensemble, mais comporte toutefois certains trous — par exemple en reposant en grande partie sur la matière noire qui demeure une hypothèse à proprement parler tant qu’elle n’est pas observée sauf de manière indirecte.
« Nous savons qu’il doit y avoir de nouvelles particules à découvrir, car notre compréhension actuelle de l’Univers est insuffisante à bien des égards », affirme l’un des collaborateurs de l’expérience, Michael McCann. Il se trouve justement que ce travail de recherche s’inscrit dans cette quête de dépassement du Modèle standard de la physique.
Une rupture de l’universalité des saveurs leptoniques ?
Une loi du Modèle standard, qui jusqu’ici était parfaitement admise avant de créer le doute depuis 2014, concerne les « saveurs » des particules élémentaires.
Les fermions — particules élémentaires — se divisent en deux : les leptons et les quarks. Chacune de ces deux familles se subdivise en saveurs. Chaque saveur relève d’un ensemble spécifique de propriétés (des nombres quantiques propres) qui distingue les particules entre elles. Les quarks ont six saveurs :
- down,
- up,
- strange,
- charm,
- beauty/bottom,
- truth/top.
Les leptons ont aussi six saveurs :
- électron,
- muon,
- tauon,
- neutrino électronique,
- neutrino muonique,
- neutrino tauonique.
S’il fallait le résumer simplement : chaque saveur est un type très spécifique de particule élémentaire appartenant à l’une des deux familles, quark ou lepton.
Les quarks « beauty » sont instables. Ils peuvent se désintégrer en électrons et en muons, deux saveurs des leptons. Les lois de la nature telles qu’on les conçoit avec le Modèle standard présupposent que les électrons et les muons sont exactement la même particule, ils ne diffèrent que par leur masse (les muons sont 200 fois plus lourds). Les électrons et les muons sont les mêmes, interagissent pareillement avec les forces de la nature et sont donc produits à la même fréquence. De fait, la règle veut que les quarks beauty se désintègrent en électrons et en muons à l’exacte même fréquence, obéissant à une probabilité symétrique. C’est l’universalité de la saveur des leptons.
Et pourtant, lors de mesures effectuées avec l’expérience LHCb (Large Hadron Collider beauty, partie du collisionneur dédiée aux quarks beauty), des résultats surprenants ont montré une variation entre électrons et muons : les physiciens ont mesuré que les quarks beauty se désintègrent moins souvent en muons qu’en électrons. Les résultats montrent que pour 100 désintégrations en électrons, on a 85 désintégrations en muons. Ce n’est pas normal d’après les prédictions admises : cela ressemble à une rupture de l’université des saveurs leptoniques.
Ce n’est pas encore une preuve
Le niveau de confiance envers les résultats est pour l’instant intermédiaire. Il y a précisément une chance sur 1 000 (trois sigmas) pour que ce ne soit qu’un hasard statistique ou une erreur de mesure. Cela ne constitue donc pas une preuve (cinq sigmas), loin de là ; pour ce faire, il faudrait que le niveau de confiance augmente aux stades supérieurs.
Mais la mesure est si significative, et à l’impact potentiellement si important, que de nouvelles observations vont être menées — la chasse est plus que jamais ouverte pour saisir ce qu’il se passe avec les quarks et les électrons/muons. « Si c’est confirmé par d’autres mesures, cela aura un impact profond sur notre compréhension de la nature au niveau le plus fondamental », écrit Daniel Moise, l’un des auteurs de la découverte.
De nouvelles particules possibles
Si les résultats venaient à être confirmés, il faudrait y trouver une explication secouant notre vision standard de l’Univers. Cela tombe bien, la physique théorique s’est déjà penchée sur la question, et il y a des hypothèses. Pour cela, il faut aller « au-delà » du Modèle standard, c’est-à-dire envisager des particules ou des forces qui n’ont pas encore été découvertes ou prouvées.
« L’une des possibilités est une particule fondamentale appelée ‘Z prime’ — porteuse d’une toute nouvelle force de la nature. Cette force serait extrêmement faible, ce qui explique pourquoi nous n’en avons vu aucun signe jusqu’à présent, et elle interagirait différemment avec les électrons et les muons », suggèrent les auteurs de la mesure au CERN. Une autre particule hypothétique est parfois invoquée : leptoquark. Cette particule provient directement de l’interaction entre quarks et leptons, se mêlant alors de la désintégration des quarks beauty en leptons de type électrons ou muons.
« Les affirmations extraordinaires exigent des preuves extraordinaires »
Le Modèle standard de la physique n’est donc pas encore bouleversé, mais ce n’est pas pour autant que ce résultat ne secoue pas la communauté scientifique de la physique. La mesure reste particulièrement intrigante. Elle fera potentiellement date, selon la suite des événements.
Voici la conclusion parfaitement juste des auteurs de ces résultats : « Alors, devons-nous être excités ? Oui, de tels résultats ne se produisent pas très souvent, la chasse est définitivement ouverte. Mais nous devons aussi faire preuve de prudence et d’humilité ; les affirmations extraordinaires exigent des preuves extraordinaires. Seuls le temps et le travail acharné nous diront si nous avons enfin vu la première lueur de ce qui se trouve au-delà de notre compréhension actuelle de la physique des particules. »
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