« Sur toute la côte de la Caroline du Nord, les preuves de la disparition des forêts sont partout. Presque tous les fossés en bordure de route que je croise en conduisant dans la région sont bordés d’arbres morts ou mourants », écrit Emily Ury. Avec trois autres biologistes, cette écologue est à l’origine d’une étude acceptée dans la revue Ecological Applications, fin mars 2021, et dédiée à la déforestation rapide observée sur la côte Atlantique des États-Unis.
« Comme tous les organismes vivants, les arbres meurent. Mais ce qui se passe ici n’est pas normal. » Dans cette région des États-Unis, la déforestation est visible ne serait-ce qu’à l’œil nu d’après les biologistes à l’origine de cette étude. Dans la zone concernée, qui comprend pourtant le grand refuge côtier de Caroline du Nord, un lieu protégé et donc dénué d’activités humaines, des parcelles entières d’arbres meurent et les jeunes arbres ne poussent pas pour les remplacer.
Ce sont des forêts fantômes.
En cause, la montée des eaux
Comme l’expliquent les auteurs, la principale origine du phénomène est à trouver dans la montée des eaux. Celle-ci provient du changement climatique et s’amplifie. Elle provoque une humidification accrue des zones humides, mais les rend également plus salées — l’eau de mer est 400 fois plus salée que l’eau douce. C’est là que se pose un problème pour les arbres initialement installés dans un écosystème d’eau douce. « L’élévation rapide du niveau de la mer semble dépasser la capacité de ces forêts à s’adapter à des conditions plus humides et plus salées », explique Emily Ury. D’autant plus que, dans cette région, l’élévation est très rapide : 30 centimètres en un siècle (et elle pourrait atteindre 1 mètre ou plus d’ici la fin du XXIe siècle).
Une grande partie des forêts fantômes de la Caroline du Nord sont toutefois observées à plus d’un kilomètre des côtes. Car avant même que la montée des eaux ne soit visible, l’eau de mer infiltre ces régions jusqu’à atteindre les forêts côtières. Une infiltration aidée dans cette région par les centaines de kilomètres de fossés et de canaux construits au milieu des années 1900 comme conduits d’évacuation.
En pénétrant les terres de ces forêts, le sel « aspire » l’eau contenue dans les cellules végétales et assèche les semences en privant les graines de leur propre humidité. Pour les arbres sensibles à ce phénomène, la germination de nouvelles pousses ne fonctionne plus, et c’est une réaction en chaîne : les arbres existants meurent sans être remplacés par d’autres arbres, sauf par des herbes et des petits arbustes tolérants au sel. « Les arbres morts aux troncs pâles, dépourvus de feuilles et de branches, sont un signe révélateur des niveaux élevés de sel dans le sol », déplore Emily Ury.
Les événements extrêmes aggravent les choses
Emily Ury et ses collègues ont étudié les forêts fantômes depuis l’espace, à l’aide d’images satellites de 1985 à 2019, pour mieux identifier les causes, l’état actuel et l’évolution du phénomène. « Les résultats ont été choquants », écrit Emily Ury. En 35 ans, 11 % de la surface forestière du refuge côtier de la Caroline du Nord s’est transformé en forêts fantômes, soit 21 000 acres (plus de 8 000 hectares).
En plus de l’élévation du niveau de la mer, « les phénomènes météorologiques extrêmes, alimentés par le changement climatique, causent des dommages supplémentaires dus aux fortes tempêtes, aux ouragans plus fréquents et à la sécheresse ». Les tempêtes et les ouragans projettent de l’eau salée sur les forêts ; et la sécheresse, période durant laquelle l’eau douce est absente, facilite la pénétration et les effets de l’eau salée dans les sols forestiers.
C’est ainsi qu’Emily Ury et ses coauteurs identifient un point de bascule en 2011-2012, une période intense de sécheresse, à laquelle se sont ajoutés l’ouragan Irène et des feux de forêt. Cela a provoqué des « dépérissements massifs d’arbres dans toute la région ».
Des conséquences sur la biodiversité et le climat
Les forêts fantômes permettent de constater les conséquences du changement climatique à l’échelle globale, même là où l’être humain n’agit plus directement (dans cette région, plus de la moitié des forêts fantômes sont observées dans une zone « protégée »). La perte rapide des forêts sur la côte de la Caroline du Nord vient avec des « répercussions en cascade sur la faune et la flore », par exemple sur le loup roux et le pic à tête rouge, qui sont devenues des espèces menacées ces dernières années. Par ailleurs, les forêts humides constituent des stocks de carbone, et leur disparition retire peu à peu un « tampon » face au réchauffement.
La Caroline du Nord n’est qu’un aperçu plus visible d’un phénomène ayant lieu dans d’autres localités. De nombreuses régions côtières, dans le monde, sont concernées par la montée des eaux ne serait-ce qu’en étant atteintes par l’eau salée, alors que ce n’était pas le cas avant dans ces écosystèmes. Cela menace alors la biodiversité, certes, mais aussi les cultures locales, ou même les aquifères d’eau douce dont des populations dépendent pour obtenir de l’eau potable.
Les solutions ne sont toutefois pas inexistantes. Elles consistent notamment en de nouvelles approches de gestion des terres, avec des stratégies adaptatives, comme faciliter la transition des forêts vers les marais salés en introduisant par exemple, dans les zones menacées, des plantes adaptées aux eaux salées. Bien que cette idée soit controversée, « car elle va à l’encontre de la volonté de préserver les écosystèmes tels qu’ils sont », Emily Ury estime que cela pourrait être mieux que de laisser ces forêts mourir. « Une gestion proactive peut prolonger la durée de vie des zones humides côtières, leur permettant de continuer à stocker du carbone, à fournir un habitat [à la biodiversité], à améliorer la qualité de l’eau et à protéger les terres agricoles et forestières productives des régions côtières. »
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