Pour étudier la division cellulaire à un niveau très fin, il faut des modèles simples. La fourmi Myrmecia croslandi a justement un patrimoine génétique très simple, avec deux chromosomes identiques. Dans The Conversation, l’enseignant Frédéric Tournier raconte comment des chercheurs sont partis récupérer ces fourmis en Australie.

En fonction des questions scientifiques posées, les chercheurs utilisent des modèles biologiques différents, chacun ayant un intérêt spécifique. Pour étudier la régulation du cycle des cellules, ils ont utilisé et utilisent toujours des modèles parfois exotiques : la levure, eucaryote unicellulaire (levure de bière ou levure de boulanger), la drosophile (mouche du vinaigre) ou le nématode (un petit ver) pour la génétique, l’oursin, l’étoile de mer ou le Xénope (grenouille africaine) pour des études biochimiques.

Chacun de ces modèles présente des qualités spécifiques pour la recherche fondamentale. Plusieurs d’entre eux ont permis, grâce à leurs qualités complémentaires, une théorie unifiée des mécanismes enzymatiques qui régulent la division cellulaire. Néanmoins, les mécanismes moléculaires qui gouvernent la mitose ne sont pas encore tous connus. Le fuseau mitotique est un assemblage complexe de fibres intracellulaires, les microtubules, qui permettent de répartir correctement les chromosomes dans les deux cellules filles issues de la division de la cellule mère.

Pour étudier les aspects très fins, au niveau moléculaire, de la division cellulaire (mitose), des modèles simples doivent être utilisés. Il n’est pas pensable en observant par exemple une cellule humaine, avec ses 23 paires de chromosomes, de décrypter des mécanismes clés au niveau des structures du fuseau mitotique. Un modèle simple, minimaliste, avec un ou quelques chromosomes simplifierait largement les choses.

La fourmi Myrmecia croslandi, une espèce australienne endémique, possède un patrimoine génétique très simple de deux chromosomes identiques, soit la formule la plus simple qui puisse exister : 2N=2. Seules deux espèces animales, découvertes à ce jour, présentent cette particularité, l’autre étant un nématode. L’intérêt supplémentaire de cette fourmi est que, comme chez tous les hyménoptères (classe d’insectes vivants en société, comme les fourmis ou les abeilles), les femelles (ouvrières) sont diploïdes (deux paires de chromosomes homologues) et les mâles, qui proviennent d’œufs non fécondés, sont haploïdes (N=1), c’est-à-dire un seul chromosome.

Cet organisme pourrait donc constituer un nouveau modèle biologique pour étudier la division cellulaire. L’objectif serait d’étudier directement l’organisme ou de dériver des lignées cellulaires à partir d’embryons de fourmis.

Petit problème. Ces fourmis sont endémiques du continent australien, localisées dans certains secteurs très spécifiques. Elles ont déjà été étudiées par des chercheurs australiens, mais pas pour des questions liées au caryotype (nombre de chromosomes). Elles portent un dard, un peu comme une abeille, avec un venin particulièrement venimeux. La piqûre peut en effet être mortelle pour des personnes allergiques. Dans tous les cas, elle est très douloureuse.

Il existe 70 espèces de Myrmecia dont certaines sont communes (mais pas les croslandi). En Australie, on apprend aux enfants à les reconnaître pour les empêcher de jouer à proximité : elles ont deux longues mandibules caractéristiques. Et en plus, elles sautent ! On les appelle aussi Jack Jumper. Dès qu’on touche au nid, elles sortent comme des folles et deviennent agressives.

L’idée d’utiliser cette espèce très particulière vient d’une publication de 1986 dans la revue scientifique Science. Beaucoup plus tard, un chercheur portugais, Helder Maiato, relit la publication et reconstitue l’histoire : un chercheur japonais avait récupéré et rapporté les fourmis au Japon. Helder Maiato contacte le chercheur japonais, mais ce dernier avait pris sa retraite, et… plus de traces des fourmis ! Heureusement, dans les années 1980, les chercheurs avaient noté où les nids étaient localisés, avec des coordonnées GPS, malgré tout assez imprécises à l’époque.

L’importance des rencontres chez les chercheurs

Certains chercheurs intéressés par la division cellulaire se demandaient comment récupérer ces fourmis si particulières. Or, au même moment, un enseignant-chercheur de Sorbonne Université, Mathieu Molet, défend une habilitation à diriger des recherches, décrivant un sujet de recherche lié aux fourmis. Il dirige à la Faculté des Sciences située à Jussieu un laboratoire qui entretient des élevages de plusieurs espèces de fourmis, et qui possède le savoir-faire pour les récupérer. Il révèle en plus qu’il a déjà réalisé une expédition en Australie et qu’il avait rapporté des fourmis… mais d’une espèce voisine, possédant hélas une quarantaine de chromosomes.

Mais peu importe. La rencontre avait eu lieu, les intérêts partagés, et c’est ainsi que quatre chercheurs dans le vent issus de trois groupes de recherche parisiens se sont alliés pour partir récupérer ces fourmis en Australie (Mathieu Molet, Alain Debec et Romain Peronnet de Sorbonne Université, Michael Lang, Institut Jacques Monod, Université de Paris). Il ne manquait que le financement de l’expédition : payer quatre billets d’avion pour l’Australie et le séjour, emporter le matériel nécessaire à l’identification de l’espèce et pouvoir faire un caryotype pour être sûr qu’il s’agissait bien de la bonne espèce.

Il fallait monter un petit laboratoire de campagne : une loupe binoculaire, quelques outils de dissection et des produits pour fixer des échantillons, le minimum afin d’identifier la bonne espèce. L’obtention par l’administration australienne d’un permis de prélèvement et d’un permis d’exportation était indispensable, mais ne devait pas poser de problème.

Concernant le financement, il fallut comme pour de nombreux sujets de recherche taper à plusieurs portes. Le CNRS ne finança pas le projet, mais d’autres personnes et d’autres institutions furent plus enthousiastes et un an plus tard, la somme nécessaire à l’expédition, de l’ordre de 10 000 euros (un faible budget), était rassemblée. Il fallait aussi choisir la bonne période, correspondant à l’automne en Australie. L’expédition eut lieu en mars 2018.

L’expédition elle-même : pas si simple !

Il faut beaucoup marcher, ce type d’expédition sélectionne de fait des participants résistants : pour être chercheur, il faut parfois non seulement un bon cerveau, mais aussi de bonnes jambes ! Un appartement loué à Canberra et partiellement transformé en laboratoire, au point que des voisins s’étaient posé des questions quant à la nature des activités des quatre chercheurs ! Il a aussi fallu louer une voiture adaptée aux pistes australiennes.

Les journées étaient assez denses : départ tôt le matin vers les forêts où les nids avaient été précédemment décrits. Lorsqu’un nid (une colonie) était repéré, une marque jaune était laissée sur place et les coordonnées enregistrées avec un GPS actuel, nettement plus précis.

Quelques individus de chaque nid étaient ramenés à l’appartement. Pour reconnaître les « bonnes » fourmis, il faut dans un premier temps les observer à la loupe binoculaire et identifier, chez Myrmecia croslandi, des motifs spécifiques sur la cuticule du thorax. En effet, il existe de nombreuses espèces de Myrmecia extrêmement proches morphologiquement.

Pendant une dizaine de jours, les résultats restaient négatifs. Des nids étaient bien trouvés, mais ce n’était jamais la bonne espèce qui était identifiée. Heureusement, des entomologistes australiens purent suggérer aux chercheurs français d’autres lieux, plutôt dans les plaines.

Chaque jour, une nouvelle zone était étudiée. Les premières colonies de Myrmecia croslandi furent alors enfin identifiées. Les préparations sommaires de coloration des chromosomes réalisées dans le laboratoire de campagne furent observées à l’Université de Canberra afin d’affirmer qu’il s’agissait vraisemblablement de la bonne espèce. En revenant vers les nids, il ne fallait pas y toucher dans un premier temps, pour ne pas faire sortir toutes les fourmis, tout en faisant attention aux fourmis fourrageuses, parties en chasse, et susceptibles de revenir au nid et d’attaquer les intrus… par-derrière. Avec toutes ces précautions, le nid était alors excavé et environ 300 individus et la reine, en toute fin, récupérés. L’excavation totale durait environ deux heures, en choisissant de préférence un terrain assez meuble.

Après trois semaines d’expédition, une trentaine de boites contenant les colonies de fourmis correctement fermées dans deux valises arrivèrent à l’aéroport Charles de Gaulle. Les colonies furent installées dans le laboratoire de Jussieu. Elles y sont maintenues actuellement, chaque reine pondant régulièrement des œufs.

Un autre travail commence, cette fois, au laboratoire !

Dans ce projet, l’étape la plus importante et finalement la plus audacieuse était de rapporter à Paris cette espèce de fourmi dont on avait perdu la trace depuis plusieurs dizaines d’années. Mais comme dans toute démarche scientifique rigoureuse, il s’agissait ensuite d’apporter la preuve définitive qu’il s’agissait bien de la bonne espèce, la fameuse Myrmecia croslandi. Des caryotypes ont donc été effectués sur des neuroblastes (cellules de cerveau) isolés sur l’animal entier. Grâce aux microscopes modernes, le magnifique chromosome unique a pu être observé en détail, et il apparaît totalement identique aux images publiées en 1986. Cette partie était donc gagnée !

L’analyse des divisions cellulaires va être entreprise sur ce modèle minimaliste à un chromosome. Sans rentrer dans les détails, cette situation exceptionnelle va grandement faciliter de nouvelles expériences sur la division cellulaire. Bien que cette étude puisse se faire sur l’organisme vivant, afin de ne pas sacrifier systématiquement les fourmis de ces précieuses colonies, l’idéal sera de générer à partir des embryons des lignées cellulaires stables. Cette étape est en cours de développement au laboratoire. En cas de réussite, d’autres chercheurs vont pouvoir profiter de cellules à un chromosome !

Quelles leçons nous apporte cette aventure scientifique ?

Cette expédition pointe du doigt la difficulté pour les chercheurs de trouver un financement approprié, sur des projets originaux. Elle montre aussi l’intérêt de maintenir une pluridisciplinarité au sein des Instituts de recherche. Il s’agit ici d’un bel exemple d’interaction entre chercheurs et enseignants-chercheurs issus de domaines différents de la biologie : entomologie, biologie cellulaire et génétique. À cet égard, le système universitaire est potentiellement un lieu idéal qui favorise le rapprochement d’équipes aux compétences complémentaires. Et enfin, elle confirme la nécessité de préserver et d’explorer l’immense biodiversité animale et végétale sur notre planète. Si nous prenons conscience de sa richesse, il est à parier que de nouveaux modèles biologiques seront découverts dans le futur.

The Conversation

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Frédéric Tournier, Maître de conférences, Responsable du Master Journalisme, culture et communication scientifiques, Université de Paris

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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