La Maison-Blanche a annoncé, mercredi 5 mai, son soutien à une levée des brevets sur les vaccins contre le Covid-19. Une déclaration qui change radicalement le rapport de forces entre les partisans et les opposants à une levée de ces protections de la propriété intellectuelle. « Il s’agit d’une crise sanitaire mondiale, et les circonstances extraordinaires de la pandémie du Covid-19 appellent à des mesures extraordinaires », a déclaré Katherine Tai, la représentante américaine au Commerce, dans un communiqué. « L’administration croit fermement aux protections de la propriété intellectuelle, mais pour mettre fin à cette pandémie, elle soutient la levée de ces protections pour les vaccins contre le Covid-19.»
Alors que le coronavirus affecte durement l’Inde et que les taux de vaccination affichent de fortes disparités (les habitants des pays africains ne représentent que 2% du nombre de personnes vaccinées dans le monde), la polémique enflait depuis des mois sur les brevets des vaccins contre le coronavirus. Depuis octobre 2020 l’Inde et l’Afrique du Sud — rejoints depuis par une centaine de pays — appellent l’Organisation mondiale du commerce à lever, pour les vaccins anti-Covid, un règlement protégeant la propriété intellectuelle (le Trade-Related Aspects of Intellectual Property Rights ou TRIPS).
Augmenter la production de vaccins contre le Covid-19
De nombreux pays et industriels pharmaceutiques sont opposés à une levée des protections de propriété intellectuelle. La France, par exemple, est plutôt favorable à des dons en direction des pays les plus pauvres. Les opposants à une levée des brevets font valoir que ces protections ne sont pas réellement ce qui freine la production et la distribution de vaccins. D’autres éléments ont, il est vrai, un impact sur la quantité totale disponible de vaccins contre le Covid-19.
« Si nous nous contentons de lever les brevets, cela ne suffira pas »
Le Financial Times indique qu’un des freins à la production des vaccins serait, en réalité, la disponibilité limitée de certains composants (les nanoparticules lipidiques utilisées par le vaccin Pfizer, par exemple), ou de certains équipements (tels que les bioréacteurs dans lesquels sont produits les vaccins).
La fabrication de vaccin est par ailleurs un processus complexe. Avoir sa recette ne garantit pas que le résultat sera réussi. Il faut également disposer d’équipes formées à la fabrication de ce produit, et des infrastructures adéquates. « La technologie [derrière les vaccins anti-Covid ] est très compliquée, si nous nous contentons de lever les brevets, cela ne suffira pas », écrivait ainsi le Parti Populaire européen, dans une lettre qu’a pu consulter Euractiv le 30 avril dernier.
Comment transférer les compétences dans une situation déjà tendue
Envoyer des spécialistes de la fabrication d’un vaccin pour former les équipes d’un autre site n’est cependant pas simple, à l’heure où les tensions sont déjà grandes sur les circuits de production. « Si vous retirez des personnes qui travaillent actuellement sur la production de vaccin, afin qu’elles forment une équipe à construire une usine qui verra le jour dans trois ou quatre ans au Bangladesh, c’est autant de temps que les formateurs ne passeront pas à produire des vaccins en ce moment », explique au Financial Times, Sir Robin Jacob, titulaire de la chaire de propriété intellectuelle au Collège universitaire de Londres.
Certains industriels du secteur pharmaceutique avaient également mis en garde Washington sur le risque qu’une levée des brevets entraine la diffusion d’innovations technologiques vers la Russie et la Chine.
L’option mérite toutefois d’être étudiée de manière approfondie. Car si certains industriels ont bel et bien pris l’initiative d’organiser des transferts de compétences pour augmenter la production de vaccins — AstraZeneca par exemple l’a fait avec le Serum Institute India — tous n’ont pas encore pris cette orientation. Le Financial Times note ainsi que le mécanisme de partage de propriété intellectuelle sur le sujet — le Covid-19 Technology Access Pool — n’a, pour le moment, guère été utilisé par les pays et les entreprises détenant des brevets, malgré la promotion que l’OMS en a faite.
Des capacités de production sous-exploitées
La directrice de l’Organisation mondiale du commerce, Ngozi Okonjo-Iweala, a d’ailleurs appelé sans ambages le 1er avril « Novovax, J&J et les autres » à suivre l’exemple d’AstraZeneca, faisant valoir qu’il y avait des « capacités inutilisées, à l’heure actuelle, dans les pays en développement » et que de telles collaborations « pourraient sauver bien des gens. »
Les mécanismes d’aide vaccinale destinés aux pays les plus pauvres fonctionnent, pour l’heure, trop lentement. Une situation évidemment gravissime pour eux, mais aussi dangereuse pour le reste du monde. Comme le rappelle le responsable de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, tant que le coronavirus sévira dans certaines parties du monde, le risque que des variants encore plus dangereux apparaissent reste élevé.
Expert des problématiques d’approvisionnement du Centre pour le Développement mondial, Prashant Yadav, précise au Financial Times que si une levée des brevets ne changerait sans doute pas la donne dans les six mois, elle pourrait en revanche avoir un impact à plus long terme (dans les 12 ou 18 mois). Directrice du groupe d’experts juridiques et politiques Medicines Law & Policy, Ellen ‘t Hoen, s’était aussi attaqué, dans une tribune publiée sur Barron’s, à d’autres arguments des partisans du maintien des brevets, notamment l’idée que la qualité ne serait pas garantie dans ces conditions. « Garantir la qualité des vaccins est bien sûr crucial, mais cela n’a pas grand-chose à voir avec les brevets (…) L’Organisation mondiale de la santé supervise un programme de préqualification ou les producteurs peuvent faire vérifier leurs produits. Et ceux qui ne sont pas validés ne seront pas retenus dans des programmes tels que Covax, cette initiative mondiale qui vise à acheter des vaccins pour les pays moins riches. »
L’experte avait également remis en question l’argumentaire suggérant que lever les brevets découragerait l’innovation. Oui, le développement d’un vaccin est un pari coûteux et risqué, car toutes les options étudiées ne s’avèrent pas fonctionnelles. Dans le cas d’AstraZeneca, on a une idée assez claire de ce que coûte son vaccin puisque l’industriel s’est engagé à le fournir à prix coutant soit environ 2,50 euros la dose. Sur d’autres vaccins plus onéreux, comme le Pfizer ou le Moderna, il est plus délicat d’estimer le coût réel du produit puisqu’ils ne sont pas vendus à prix coutant. On sait toutefois que le coût de ces vaccins est élevé, car ils sont basés sur la technique de l’ARN messager, « un processus extrêmement technique avec des molécules rares ce qui est très coûteux », décrypte dans le Huffington Post, Frédéric Bizard, président de l’Institut santé. Une levée des brevets représenterait donc évidemment un manque à gagner pour les entreprises du secteur pharmaceutique. La directrice de Medicines Law & Policy, Ellen ‘t Hoen, avait toutefois rappelé que les entreprises fabriquant des vaccins anti-Covid avaient « reçu de très importants financements publics, ce qui [avait] réduit significativement le risque pris en investissant dans la recherche sur ce sujet . »
La prise de position de Washington change la donne
La représentante américaine au Commerce, Katherine Tai, a précisé que les États-Unis participaient activement aux négociations menées à l’Organisation Mondiale du Commerce. Les partisans d’une levée de ces protections, sur les vaccins contre le Covid-19, gagnent donc un allié de poids. Les discussions à l’OMC « prendront du temps étant donné la nature consensuelle de l’institution et la complexité des questions en jeu », a précisé Katherine Tai. L’annonce n’en bouleverse pas moins le rapport de force sur le sujet. Le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus, a d’ailleurs qualifié la déclaration de la Maison Blanche de « décision historique ».
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