Un lac de montagne. Un bac à glace dans un réfrigérateur. La banquise arctique. Dans tous les cas, l’eau gèle par le dessus. Pour le lac de montagne, la couche de glace est peu épaisse, et d’ailleurs le manteau neigeux contribue à isoler l’eau en dessous de l’air froid qui se trouve au-dessus. La conséquence – ce n’est évidemment pas un détail – c’est que les poissons et la vie peuvent continuer à se développer jusqu’au printemps prochain, comme sous la banquise ! Quant au bac à glace, chacun en a fait l’expérience désagréable en le retirant un jour du frigo avant que les glaçons ne soient complètement formés : on croit qu’ils le sont – car le dessus est gelé – et en essayant de retirer un glaçon on brise la fine couche de glace. Non seulement l’eau vous saute à la figure, mais votre rafraîchissement est raté.
Mais pourquoi l’eau gèle-t-elle par le dessus ?
Pour la plupart des substances, la phase solide est plus dense que la phase liquide. Une image microscopique simple permet de comprendre pourquoi il en est ainsi. Une phase liquide est un peu comme un empilement de billes (les molécules) secouées par l’agitation thermique. Plus la température est élevée, plus les billes se bousculent les unes les autres, elles échangent leur position en permanence (un liquide coule), et leur distance moyenne augmente : la densité du liquide diminue.
À l’inverse, lorsque la température diminue, l’agitation diminue, la distance moyenne des molécules diminue et la densité du liquide augmente. Comme la température n’est jamais parfaitement homogène dans le liquide, la partie la plus froide, plus dense, se trouve au fond du récipient, et c’est là que le solide va se former. La solidification advient lorsque l’agitation ne leur permet plus d’échanger leur position, et au zéro absolu (-273,15 °C), l’agitation thermique cesse complètement.
Mais dans le cas de l’eau, l’évolution est différente : en dessous de 4 °C, on constate qu’au lieu de se contracter, l’eau se dilate. Étant moins dense, elle monte – par poussée d’Archimède – et reste à la surface, si bien que c’est là que la glace va commencer à se former – et y rester, comme le font les icebergs en mer ou le glaçon dans le verre de whisky… Mais pourquoi cette anomalie ? Pour le comprendre, il nous faut plonger dans le monde quantique.
Liaisons entre atomes, liaisons entre molécules
De quoi s’agit-il ? Les électrons s’organisent autour du noyau d’un atome : ils occupent des orbites proches du noyau, un peu comme les orbites des planètes autour du Soleil.
Mais, dans le monde microscopique, toute orbite n’est pas accessible. On dit que les orbites électroniques sont « quantifiées » – seules certaines peuvent être occupées. Elles s’organisent en groupes d’états qu’on appelle les couches électroniques. Chaque couche peut loger un nombre déterminé d’électrons : 2 pour la première couche (la plus proche du noyau), 8 pour la seconde, 18 pour la troisième, etc. L’hydrogène, dont le noyau est constitué d’un proton de charge positive, ne possède qu’un électron dans la première couche ; l’hélium, dont le noyau possède deux protons, complète la première couche électronique à 2 ; le lithium, dont le noyau a trois protons, a deux électrons dans la première couche et un électron dans la deuxième, et ainsi de suite quand on progresse dans le tableau périodique. L’oxygène, dont le noyau est constitué de 8 protons, comporte 2 électrons dans la première couche et 6 dans la seconde, qui se trouve donc incomplète.
On conçoit alors que deux atomes d’hydrogène et un atome d’oxygène puissent se lier ensemble, de sorte que l’oxygène complète sa deuxième couche à 8 : c’est ainsi que se forme une molécule d’eau, H20. Ce partage d’électrons entre noyaux forme la base de la liaison chimique covalente. Remarquons que dans cet état l’atome d’oxygène possède un « excédent » de deux électrons par rapport à la charge de son noyau, tandis que chaque hydrogène se retrouve « en manque » d’un électron.
Il en résulte que, dans une molécule d’eau, le centre de gravité des charges positives ne coïncide pas spatialement avec le centre de gravité des charges négatives : en termes techniques, on dit que la molécule d’eau possède un moment dipolaire électrique. Ce moment dipolaire est à l’origine des remarquables propriétés de « solvatation » de l’eau pour d’autres liquides polaires, car les dipôles s’attirent (en revanche, l’eau ne dissout pas les hydrocarbures, car ces molécules sont en général apolaires).
Ce sont les liaisons « hydrogènes » qui sont en jeu
Poursuivons : l’excédent_ de deux charges du noyau d’oxygène d’une molécule d’eau constitue un pôle attractif pour le déficit de charge des protons de deux autres molécules qui se trouvent dans le voisinage ! Cette force attractive, directionnelle, tend à orienter les molécules les unes par rapport aux autres, de sorte que les hydrogènes de deux molécules d’eau soient orientés vers l’oxygène d’une troisième.
De nouvelles liaisons chimiques se forment ainsi entre les molécules. Ce sont les « liaisons hydrogène », et grâce à elles les molécules peuvent former des agrégats. Dans ces agrégats, la distance se trouve être supérieure à ce qu’elle est dans l’empilement géométrique des molécules d’eau. La densité de ces agrégats est donc inférieure à celle de l’eau normale : un tel agrégat flotte sur l’eau.
À température ambiante, l’agitation thermique et les chocs entre molécules empêchent la formation des agrégats. Lorsque la température diminue, l’agitation diminue aussi et les molécules en moyenne se rapprochent. Des agrégats se forment d’abord de façon éphémère, et la densité de l’eau augmente. Mais en dessous de 4 °C la situation se renverse, les agrégats structurés par les liaisons hydrogène se stabilisent et montent à la surface du liquide. L’eau se stratifie, et comme la plus froide est à la surface, c’est là qu’elle va geler en premier. La glace, c’est donc de l’eau dont la structure est déterminée par les liaisons hydrogène.
Derrière leur diversité, le glaçon du frigo, le lac de montagne et la banquise ont donc quelque chose en commun. Notre promenade scientifique est comme un jeu où il s’agirait de reconnaître, sous des déguisements toujours nouveaux, un même morceau de nature qui jouerait avec nous à changer d’apparence : ici, le changement de phase de l’eau.
Tant il est vrai, comme le disait Jean Perrin, que la science cherche à remplacer du visible compliqué par de l’invisible simple – ce qui se fait en recherchant avec obstination de l’identique dans le divers.
La liaison hydrogène au-delà des lacs et des glaçons
La liaison hydrogène ne se forme pas que dans l’eau.
À chaque fois qu’une molécule contient à un bout des atomes d’hydrogène qui ont cédé leur électron à un atome à couche incomplète, donc avide d’électrons, comme l’azote ou le fluor, des liaisons hydrogène peuvent se développer. Elles sont omniprésentes dans les systèmes biologiques, où la faiblesse même de ces liaisons, comparée aux liaisons covalentes, permet la formation de structures qui peuvent évoluer facilement. Dans la molécule d’ADN, des ponts hydrogène multiples relient certaines bases des deux brins. Les liaisons hydrogène peuvent aussi induire un processus de polymérisation, comme dans le kevlar aux propriétés si remarquables.
Pour terminer, mentionnons un domaine de recherche aujourd’hui actif. La glace qui se forme à la surface de la Terre est conditionnée par la pression atmosphérique de surface. Mais il existe d’autres environnements où la pression peut être des milliers de fois supérieure, comme à l’intérieur de certains satellites de Jupiter et de Saturne. En laboratoire, en utilisant des cellules dites « à enclume de diamant », on a pu mettre en évidence sept phases de cristallisation de la glace !
Pour en savoir plus, retrouvez le livre d’Alain Gerschel, intitulé « Liaisons intermoléculaires : Les forces en jeu dans la matière condensée », paru chez EDP Sciences en 2012.
Jacques Treiner, Physicien théoricien, chercheur associé au laboratoire LIED-PIERI, Université de Paris
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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