Alors qu’une sixième extinction de masse fait disparaître la biodiversité à grande vitesse, les biologistes partout dans le monde tentent de classifier les millions d’espèces animales et végétales encore inconnues. On estime la quantité d’espèces non-identifiées à entre neuf millions et un milliard, et les insectes et invertébrés en représenteraient 90%.
Pour les aider dans ce travail titanesque, le centre d’archives BioXRiv du Cold Spring Harbor Laboratory a créé un robot qui permet de décrire et étiqueter près d’une centaine d’espèces à la fois.
La technologie du DiversityScanner, présentée dans une étude pré-publiée en mai 2021, est basée sur l’apprentissage automatique : un type d’intelligence artificielle qui peut appliquer les données qu’il collecte au fil du temps pour en produire de nouvelles. Ici, le principe est de comparer les pattes, les antennes et autres qualités des spécimens auxquels il est confronté à ceux qu’il connaît déjà. Le robot va ensuite color-coder les images qu’il a capturées afin de montrer aux chercheurs les parties de l’insecte sur lequel il s’est basé pour tirer ses conclusions.
Ensuite, les spécimens sont placés par le robot dans l’un des 96 emplacements où leur ADN sera séquencé et étiqueté. Ce code barre ADN est lié à leurs photos dans un catalogue de tous les spécimens connus, accessible sur Internet. Ce robot est vanté comme une façon « d’expédier et accélérer grandement la découverte et l’étude de la biodiversité », en particulier celles des groupes d’invertébrés peu étudiés, des « taxons sombres », dont « la diversité inconnue est supposée dépasser par au moins un ordre de grandeur la diversité connue », peut-on lire dans le rapport du laboratoire. Ces espèces sont particulièrement compliquées à décrire et identifier, car elles nécessitent une dissection très précautionneuse afin de découvrir ce qui les différencient les unes des autres.
Des besoins humains
Mais l’étiquetage ADN ne résout pas tout. « Ces outils peuvent être très pratiques pour séparer ce qui est déjà connu de ce qui ne l’est pas », explique Tony Robillard, taxonomiste au Muséum Nationale d’Histoire Naturelle. « Ils permettent aux taxonomistes de déterminer les spécimens qui ont déjà été décrits et identifiés, et de consacrer leur temps et leur énergie aux spécimens rares et inconnus.» Selon lui, ce genre d’outil est un appui à leur travail, et le code barre leur permet de rajouter une fiabilité à la description taxonomique, mais c’est la description d’espèces non-identifiées qui prend le plus de temps aux scientifiques.
Les taxonomistes sont considérés comme des profils rares et peu attrayants
Ce qui manque, c’est surtout les bras et les cerveaux pour le faire. « Reconnaître qu’une espèce est nouvelle me prend cinq minutes, mais l’étude du groupe qui me permet de la décrire prend des années », nous explique Jérôme Constant, taxonomiste à l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique. Il est spécialisé dans le groupe des Fulgoromorphes, et particulièrement les familles des Eurybrachidae, Fulgoridae et Issidae. Et les nouveaux taxonomistes, tout comme certaines espèces qu’ils étudient, sont en voie de disparition. « Ce que l’on réclame depuis des années, c’est des gens, et des postes pour eux une fois qu’ils ont été formés. Dire que l’on va découvrir plus qu’il y a 20 ans alors qu’il n’y a personne et surtout pas d’argent investi dans nos recherches… C’est peine perdue », lâche-t-il.
En effet, les taxonomistes sont considérés comme des profils rares et peu attrayants dans le monde de la carrière scientifique, ce qui fait que peu de postes et de subventions leurs sont accordés dans les institutions. Et du côté des forces vives, beaucoup partent la retraite, même s’ils restent souvent un peu pour aider. Alors que selon Tony Robillard, il y a urgence à recruter : « Il y a une course ressentie par les taxonomistes à répertorier toutes les espèces avant qu’elles ne s’éteignent, et il est triste de voir que le monde autour de nous disparaît. On a l’impression de sauver les meubles, mais à cette allure, on ne va sauver qu’un tabouret. » Une lueur d’espoir cependant : l’Europe a récemment lancé un appel à recenser les taxonomistes, et certains pays, comme l’Allemagne, ouvrent des postes pour combler le manque qui va se faire sentir dans les années à venir.
Une connaissance vitale pour des actions de préservation
Pourtant, plus que jamais, le travail des taxonomistes est indispensable. Dans le rapport écrit par le Cold Spring Harbor Laboratory, on peut lire les mots de Robert May, un chercheur australien décédé en 2020 : « Nous sommes incroyablement ignorants par rapport au nombre d’espèces en vie sur la Terre aujourd’hui, et encore plus ignorants sur combien nous pouvons en perdre, tout en maintenant l’écosystème qui nous garde en vie.» Quand on demande à Jérôme Constant combien il reste d’espèces d’insectes à découvrir, il répond : « On me dit que nous ne connaissons que 30 % des espèces d’insectes, mais je pense que c’est beaucoup moins que ça. La famille sur laquelle je travaille compte 150 espèces identifiées, et aujourd’hui j’en ai 250 nouvelles à décrire, juste à cause d’un retour de voyage en Australie, où l’on découvrait plus d’une espèce par jour ! »
C’est là tout le but des taxonomistes : répertorier la diversité afin de pouvoir mieux la protéger. « Ce n’est pas créer un répertoire complet des insectes qui convaincra la société d’arrêter la destruction des milieux naturels, ça c’est une décision qui ne viendra que des politiques », déclare-t-il. « Mais notre travail est la base indispensable qui permet de décrire les régimes des espèces, les conditions de vie qui leur sont nécessaires pour prospérer. C’est nous qui pouvons voir si une espèce rare a recolonisé un espace d’où elle était partie. La connaissance que l’on crée va être cruciale pour affiner les politiques de protection de l’environnement.»
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