Plus qu’aucun événement auparavant, l’épidémie de Covid-19 a été celui des courbes, graphiques, cartes et autres formes de visualisations – « dataviz » pour les habitués. Une singularité qui a contribué à forger notre perception de la situation. Ainsi, dès ses premiers pas au ministère de la Santé, Olivier Véran dessinait en direct un graphique pour justifier la stratégie du gouvernement « d’aplatir la courbe ».
Produites par une diversité d’acteurs allant des institutions publiques et scientifiques aux amateurs, leur circulation dans les médias et sur les réseaux sociaux a attiré l’attention des chercheurs. Pourquoi une telle profusion ? Quelle place occupent ces représentations de l’épidémie et quelles sont leurs conséquences sur notre manière d’envisager les enjeux de santé ?
Les cartes et les courbes donnent du sens
L’épidémie de Covid-19 s’est concrétisée dans une diversité de situations, de vécus et d’images entraînant une multiplication des chiffres permettant de les retranscrire. Certains indicateurs sont vite devenus centraux pour construire une idée générale du phénomène : nombre de cas détectés, taux de positivité des tests, nombre d’hospitalisation, nombre de décès, taux de vaccination, etc. Ils ont alors été transformés en infographies de toutes sortes, afin de faciliter leur communication, leur analyse et aider à raconter le déroulé des événements.
Ces visualisations ont été relayées par Internet, la presse et les plateaux télévisés à une échelle sans précédent. Au point que, comme le remarquait un article du Monde, « imaginaires ou tragiquement sérieuses, les cartes constituent la toile de fond de notre quotidien sous Covid-19 ».
Un mouvement qui est aussi associé à la multiplication des dashboards (« tableaux de bord ») chez les agences de santé nationales, telle Santé Publique France, ou par des particuliers tel Covid tracker : autant d’outils qui résument, via une sélection de graphiques, la situation à l’échelle de pays.
Dans des situations très complexes comme les modélisations de l’épidémie, ces représentations graphiques jouent un rôle central dans l’analyse. Elles font désormais partie intégrante de la manière dont on se la représente, jusque dans les métaphores employées – quand, par exemple, comme Olivier Véran nous parlons « d’aplatir la courbe ».
Ces visualisations ne sont pas neutres
Cartes et courbes ne sont toutefois pas neutres : elles témoignent des choix faits pour les établir, et dessinent des configurations de pouvoirs. Comme le remarquent les coordinateurs d’un ouvrage récent sur la visualisation des données dans la société : « La visualisation de données est une technologie, ou un ensemble de technologies, qui, comme dispositifs tels que l’horloge, le compas, le boulier ou la carte, transforme la manière dont nous voyons le monde et dont nous nous référons à la réalité. » (Traduction de l’auteur)
Du fait de leurs atouts, elles sont omniprésentes. Les visualisations sont en effet associées à la rigueur de la démarche scientifique et à la solidité des données. Les chercheurs, même les plus discutés, les mettent ainsi en avant. Et s’il reste à mieux saisir leur influence dans l’espace public, des études autour de la littératie graphique en santé (utilisation de représentations graphiques pour visualiser les données, ou graphicacy en anglais) montrent également leur intérêt pour la prise de décision. Elles sont alors une solution pour rendre perceptibles des phénomènes complexes, difficile à partager autrement, comme les incertitudes sur les risques.
Cependant, en raison de leur légitimité et de cet « effet d’objectivité », elles sont aussi régulièrement instrumentalisées. Dans la communication politique déjà. Avec certaines représentations pouvant manquer de fondement, ou des cartes utilisées pour créer une panique morale d’un risque d’explosion épidémique après le Carnaval de Marseille. Mais également dans la communication de groupes contestataires, qui critiquent les analyses des autorités de santé publique en mettant en circulation leurs propres « contre-visualisations » où les données établies servent à accréditer des thèses qui le sont moins.
Des biais et des défauts
Car même si les chiffres et données utilisées sont solides, leur mise en scène ne l’est pas forcément.
Voulant mieux comprendre la nature des visualisations réalisées autour de la Covid-19, des chercheurs en ont réalisé une analyse quantitative à l’aide d’algorithmes de classification. Ils ont pu en identifier huit catégories différentes : les courbes, les zones colorées, les barres, les diagrammes circulaires, les tableaux, les cartes et enfin les plus complexes dashboards et images.
Aucune n’est meilleure qu’une autre dans l’absolu, car il faut savoir s’adapter à son sujet et ses données. Si les critères d’une « bonne visualisation » ne sont pas arrêtés, on sait identifier les mauvaises. Julia Dumont, de la coopérative Datactivist spécialisée dans l’ouverture des données, a répertorié avec le hashtag #nifnaf (ni fait, ni à faire) quelques-unes de ces visualisations problématiques en signalant leurs biais et défauts.
Parmi les nombreux problèmes identifiés, il y a : l’absence de cohérence entre les données d’une même visualisation, l’absence d’information sur ce qui est représenté, des choix des couleurs douteux, des comparaisons qui ne font pas sens ou encore la production d’un effet visuel inadéquat. Par exemple le choix d’une échelle géographique risquant de gommer la diversité réelles de situations, par exemple à l’échelle d’une ville.
Une même information, comme le nombre de morts, peut être représentée de diverses manières : avec des formes graphiques différentes (une courbe ou une succession de barres ?) ou à l’aide d’indicateurs différents (valeur absolue ou relative ?). Il convient d’identifier la plus pertinente, en suivant les quelques règles de bonnes pratiques en usage. Au-delà de la standardisation, la force des visualisations repose largement sur leur dimension créative, gage de leur capacité d’adaptation aux diverses situations.
Cette dimension créative est centrale dans l’excellente visualisation dynamique proposée par Baptiste Coulmont, professeur de sociologie à l’ENS Paris-Saclay, pour rendre compte d’un sujet très débattu sur l’année écoulée : la surmortalité liée à l’épidémie. La mortalité y évolue suivant les jours de la semaine, les semaines de l’année et les années, faisant ressortir les variations. Pour faire apparaître l’impact de l’épidémie, une représentation circulaire (ou polaire) des données rendues disponibles par l’Institut de statistiques français (Insee) est utilisée. Ce qui permet de rendre compte à la fois du caractère cyclique de certains phénomènes (à l’échelle de l’année) et de l’effet cumulé de la mortalité. D’autres excellentes visualisations existent, faisant preuve là encore de créativité pour résumer des informations complexes.
Le mise en contexte de ces graphiques est cruciale
Cependant, une visualisation n’est qu’une étape dans le long cycle des données reposant sur une infrastructure souvent invisible. La mobilisation des associations et des professionnels a permis de rendre accessible de nombreux jeux de données officiels sur l’épidémie, ouvrant ainsi la possibilité d’une diffusion sous forme graphique… mais aussi de leur vérification. Cet accès est important car il permet de faire varier les choix toujours subjectifs derrière les visualisations réalisées.
Un usage éclairé des visualisations nécessite à la fois d’être en mesure de les lire mais aussi de les resituer dans le paysage plus large de la production des données initiales, de leur analyse et de leur usage dans la prise de décision en santé publique. Elles doivent donc être recontextualisées, tant dans la perspective de ses auteurs, des données utilisées et de la manière dont elles ont été diffusées. Pour cela, il apparaît nécessaire d’œuvrer pour plus de médiation aux données afin de favoriser la connaissance de ces enjeux auprès des citoyen·ne·s et de participer à une meilleure appréhension de ces visualisations.
Un beau graphique n’implique pas le sérieux de l’analyse représentée, et les usages des visualisations sur la Covid-19 doivent être restitués dans le climat plus général de la confiance envers les institutions de santé publique.
Cet article a été réfléchi en collaboration avec l’association marseillaise de médiation aux données DONUT Infolab et sa coordinatrice, Elise Méouchy, qui militent en faveur de la transparence de l’information, de l’acculturation aux données par les citoyen·ne·s et du partage des savoirs.
Émilien Schultz, Chercheur en sociologie des sciences et de la santé, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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