Les exodes sont omniprésents dans l’œuvre de J.R.R. Tolkien. Ces migrations concernent aussi bien les esprits divins que les peuples de la Terre. L’écrivain avait déjà cerné les préoccupations qui peuvent être celles des réfugiés environnementaux, détaille dans The Conversation Jérôme Medelli, enseignant à Sciences Po.

L’exil environnemental est un phénomène majeur de notre temps qui, à l’heure de commémorer le 70ᵉ anniversaire de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés, reste hors du champ d’application de celle-ci.

Pour appréhender ce sujet brûlant, faisons un pas en retrait et portons Le Regard éloigné que permet la fiction avec l’œuvre de J.R.R. Tolkien.

« Fiction » n’est peut-être pas le terme approprié, car, en suivant l’auteur du Hobbit et du Seigneur des Anneaux, nous vivrions dans le prolongement du monde dont il décrivit les trois premiers âges. Nous serions alors tentés d’y chercher des leçons, sauf à considérer, avec Paul Valéry, que l’histoire n’enseigne rigoureusement rien, car elle donne des exemples de tout.

Exodes et diasporas omniprésents

Né dans l’État libre d’Orange quitté dès l’enfance, tôt orphelin, soldat dans la Grande Guerre dont il sortit en héraut de la fraternité, professeur de littérature médiévale à Oxford, le Britannique fut un écrivain humaniste et, grand amoureux des arbres, une conscience écologiste dans la veine de William Morris.

Il édifia un pararécit du monde (Eä), une cosmogonie « s’historicisant » inspirée des mythologies grecque et nordique ainsi que de la Bible, dans le schéma « laurasien » souligné par le philologue E.J. Michael Witzel, de la création du monde par un être supérieur (Eru « l’Un » ou Ilúvatar « Père de tout ») à sa fin pour une humanité vouée au déclin.

Les exodes et diasporas y sont omniprésents.

Au-delà d’une explication biographique, on notera que Tolkien porta aussi un intérêt académique à cette thématique à travers The Old English Exodus, traduction commentée d’un poème épique anglo-saxon, variation médiévale du récit mosaïque.

Aussi bien les esprits divins que les peuples de la Terre

Chez Tolkien, les migrations concernent tant les esprits divins (Ainur devenus Valar) que les peuples de la Terre (Arda) et résultent de causes diverses, dont environnementales, à la suite d’événements narrés dans Le Silmarillion et L’Histoire de la Terre du Milieu, qui au filtre de notre sujet peuvent se résumer en une succession de catastrophes :

  • le départ des Valar pour le pays immortel d’Aman après la destruction par le plus doué d’entre eux, Melkor le Noir ennemi du monde, des deux lampes qui éclairaient la Terre du Milieu, causant la disparition de leur île d’Almaren ;
  • l’exode maudit d’une peuplade elfique d’Aman en Terre du Milieu mené par Fëanor, corrompu par Melkor, après la mort, due à ce dernier, des arbres de lumière dont Fëanor tira les Silmarils, des pierres précieuses renfermant le destin d’Arda ;
  • une série d’affrontements entre les Elfes, les Nains et des Humains contre le camp du Mal mené par Morgoth (Melkor) jusqu’à l’intervention des Valar lors de la Grande Bataille qui blessa tant Arda qu’elle en changea de physionomie ;
  • le récit de la chute du royaume insulaire de Númenor, perdu par l’orgueil de son dernier roi, amené par Sauron, le bras droit de Morgoth, à attaquer les Valar pour l’immortalité, provoquant la submersion de l’île par Ilúvatar qui changea aussi la forme du monde devenu rond, mettant hors de portée les Terres immortelles, encore accessibles aux Elfes par la « Voie droite » ;
  • la fondation, par les rescapés de l’engloutissement dits « les Exilés », de royaumes humains (dont le Gondor) en Terre du Milieu où Sauron sera terrassé avant de revenir au Troisième âge, celui des Nains chassés de leur montagne par le dragon Smaug (autre fléau environnemental) et de la Guerre de l’Anneau précédant les « temps historiques ».

Face aux catastrophes

Dans la perspective eschatologique de Tolkien, Elfes et Humains (sur)vivent « d’une catastrophe l’autre » dans Le Temps de la fin où l’absence de futur a déjà commencé, et même Après la fin du monde, privés d’ordre essentiel pour les relier.

La réponse à l’acosmisme peut être le retrait du monde, pour les Elfes la navigation par la « Voie droite », ou en restant en Terre du Milieu, l’adoption d’une sagesse de type stoïcien qui leur ordonne d’adapter leur vie, leurs manières de penser et même leurs sentiments à une issue dont les prémices sont déjà constatables. Les Humains, à de rares exceptions près (Aragorn élevé parmi les Elfes), ne se plient pas à une éthique semblablement ajustée.

L’œuvre syncrétique du catholique Tolkien explique ces catastrophes environnementales et leurs effets par le Mal, entendu comme le choix d’une autre voie (et voix pour la Création par la musique des Ainur) que celle du Père de Tout, dans l’hubris de le remplacer.

Le Mal est incarné par Melkor, un ange déchu, un diable au sens étymologique de « séparateur », qui détourne, divise et détruit ce qu’il ne peut créer. Il ne sera pas chassé du monde après la Grande Bataille sans avoir semé dans le cœur des Elfes et des Humains une noirceur inextirpable. Il est secondé par Sauron, un Maiar (Valar de second rang) perverti, grand corrupteur, notamment du mage Saruman qui transformera son domaine arboré d’Isengard en « usine » du Mal.

Si la responsabilité des exilés reste discutable, leur culpabilité n’est pas marquée (par une intention de tuer les arbres ou de blesser Arda par exemple), néanmoins les cœurs noircis, comme l’industrie dans l’anthropocène, apparaissent comme une cause du bouleversement du monde tout en n’étant qu’un court temps de son histoire qui s’accélère.

De la même façon, leurs efforts pour s’émanciper des puissances, comme nous de la nature, s’achèvent ironiquement par l’Éffondrement, un retour à la suprématie de celles-ci (ou de Gaïa pour reprendre le concept de Bruno Latour), les principales actrices de l’histoire d’Eä quand les peuples de la Terre sont ramenés à un second rôle négatif.

Les affres de la nostalgie

Le sort des exilés de Tolkien est de souffrir de nostalgie, un topos qu’il travaille après d’autres démiurges, d’Homère et Virgile à Proust et Zweig.

Elle est une remontée vers les origines, un retour souhaité vers l’équilibre des premiers temps pour les enfants d’Ilúvatar (Humains et Elfes), voire une quête d’un pays inconnu (Aman pour les hommes), et devient un inconscient collectif – citons par exemple l’association faite par Faramir, l’Intendant du Gondor durant la Guerre de l’Anneau, d’une montagne de ténèbres dressée comme une vague à la submersion de Númenor survenue à l’âge précédant, dont il confie rêver souvent.

À l’origine de lieu, la nostalgie s’est étendue à désigner le regret du temps, son effet agissant là où l’on a connu les joies de l’existence comme l’évoque Kant à propos des Suisses pris du mal du pays, dont ils guérissent par la déception du retour, ne pouvant y retrouver leur jeunesse. Ou, selon Jankélévitch, le temps passant, nous ne pouvons combler l’écart entre ce qui ne peut plus ne pas avoir été et le présent insatisfaisant.

Pour les exilés environnementaux, « il n’est pas de retour possible », ainsi que l’écrit Tolkien pour les Elfes à la recherche du lac de Cuiviénen, le lieu disparu de leur éveil. Leur nostalgie est incurable, renforcée par ce qu’il subsiste, un écho comme l’eau tombant sur les rochers où naguère se trouvait ce lac.

Elle ajoute cependant au regret « une souffrance ornée et alanguie, qui s’enveloppe d’esthétique et y porte » comme l’explique Patrick Dandrey, en attestent l’architecture des cités elfiques tournées vers Aman ou copiant la capitale de naguère, et la présence dans celles humaines d’un arbre blanc renvoyant, d’âge en âge, à la splendeur de ceux des premiers temps. Même les Valar voient en leur demeure de Valinor le souvenir d’Almaren.

Plus largement, la nostalgie est le ciment d’identités et fait le sel des cultures tolkieniennes, portant à un respect de nature religieuse. Ainsi, avant de prendre leur repas, les hommes du Gondor observent un moment de silence en se tournant, vers l’Ouest, en direction de ce qui fut Númenor et qui sera toujours le Pays des Elfes. Et Faramir de demander aux Hobbits s’ils n’ont de coutume semblable.

« Non », répond Frodon, se sentant étrangement rustre… Et nous avec lui ?The Conversation

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Jérôme Medelli, Enseignant (Sciences Po, la Sorbonne), administrateur de l’Etat, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

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