Une espèce peut connaître une « extinction sociétale », même avant sa disparition biologique. C’est un biais important dans notre perception de l’environnement.

La planète a d’ores et déjà connu cinq extinctions de masse, expression qui désigne la disparition massive et soudaine d’une majorité des espèces. Une sixième extinction est en cours et, cette fois-ci, elle est causée par les activités humaines — plus de 2 000 espèces sont menacées en France. Une espèce est considérée comme éteinte lorsque le dernier individu décède, et qu’il n’est donc plus possible d’envisager la moindre reproduction. Plus aucun représentant de l’espèce n’existe alors.

Mais l’espèce peut s’éteindre une seconde fois, si l’on en croit les travaux de recherche publiés le 15 février 2022 dans Trends & Ecology Evolution. Cette deuxième extinction n’est pas biologique, mais sociétale.

Disparition silencieuse

L’extinction sociétale correspond tout bonnement à la disparition de l’espèce de la mémoire collective : elle n’apparaît plus dans l’attention écologique qu’on lui porte, ni dans la culture, ni dans les discours. Ce phénomène est indépendant de la disparition biologique, cela signifie qu’il peut advenir avant même que l’espèce en voie de disparition ait vraiment été rayée de la carte.

« L’extinction sociétale se produit non seulement chez les espèces éteintes, mais aussi chez les espèces qui vivent encore parmi nous, souvent en raison de changements sociaux ou culturels, par exemple l’urbanisation ou la numérisation de la société, qui peuvent modifier radicalement notre relation avec la nature et entraîner une perte collective de mémoire », explique Diogo Verissimo, zoologue à l’université d’Oxford et coauteur de l’étude.

Image du « tigre de Tasmanie », espèces éteinte il y a un siècle, mais qui reste dans l'imaginaire collectif grâce à une dernière vidéo (dorénavant colorisée). // Source : NFSA
Image du « tigre de Tasmanie », espèce éteinte il y a un siècle, mais qui reste dans l’imaginaire collectif grâce à une dernière vidéo (dorénavant colorisée). // Source : NFSA

Cela peut aussi se traduire par une déformation de ce qu’était l’espèce. Celle-ci reste alors présente dans l’imaginaire collectif, voire prend en popularité. Mais en s’éloignant de la réalité : « Notre conscience et notre mémoire de ces espèces se transforment progressivement et deviennent souvent inexactes, stylisées ou simplifiées, et dissociées des espèces réelles. »

Mais le phénomène d’extinction sociétale montre aussi que nous portons notre attention que de manière sélective sur les espèces, en fonction de biais de perception et de connaissance sur les espèces qui méritent notre intérêt. En cela, il s’agit de ne pas seulement s’intéresser aux espèces « mignonnes », par exemple. « Il est important de noter que la majorité des espèces ne peuvent pas s’éteindre socialement, tout simplement parce qu’elles n’ont jamais eu de présence sociétale au départ », détaille Ivan Jaric, un auteur de l’étude. Il en va ainsi, évidemment, pour les espèces qui ne sont pas encore découvertes : il nous reste par exemple quelques 9 000 arbres à identifier.

Mais ce constat s’applique aussi aux espèces déjà connues, que l’on considère subjectivement comme « non charismatiques », mais aussi celles qui sont « petites, cryptiques ou inaccessibles, en particulier chez les invertébrés, les plantes, les champignons et les micro-organismes, dont beaucoup ne sont pas encore formellement décrites par les scientifiques ou connues de l’humanité ». Ivan Jaric alerte : le déclin et l’extinction de ces espèces absentes de notre conscience collective « restent silencieux et invisibles pour les populations et les sociétés ».

Pour l’équipe à l’origine de ce papier de recherche, il est nécessaire que l’extinction sociétale soit intégrée aux efforts écologiques de conservation. Comme une sorte de biais à prendre en compte, et qui affecte directement les mesures de conservation de la biodiversité. Les extinctions sociétales « peuvent diminuer nos attentes vis-à-vis de l’environnement et nos perceptions de son état naturel, par rapport à ce qu’on considère comme la norme ou la bonne santé » de l’écosystème.

Un exemple typique est à trouver dans les politiques de « ré-ensauvagement », qui consiste à réintroduire des espèces dans leur milieu naturel. Quid si des espèces ne sont plus présentes dans notre mémoire comme faisant naturellement partie de l’écosystème ? Ce risque peut freiner la prise de décision tout comme son acceptation.

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