Un cousin des actuels rhinocéros, Elasmotherium, est surnommé la « licorne de Sibérie ». Mais cet animal était-il vraiment affublé d’une grande corne sur son front ? Le paléontologue Christophe Mallet explore ce mystère dans The Conversation.

Connaissez-vous Elasmotherium ? 4,5 mètres de long et 2 mètres au garrot pour une masse de 4 à 5 tonnes, ce cousin des rhinocéros actuels est l’un des plus gros Rhinocérotidés connus à ce jour. Outre ses dimensions hors-normes, Elasmotherium est principalement connu pour l’aspect unique de son crâne.

Long d’un mètre, il frappe d’emblée par la présence d’un gigantesque dôme osseux au-dessus des orbites, parcouru de rugosités et de traces de puissants vaisseaux sanguins. Un aspect unique chez les Rhinocérotidés, qui conduisit les paléontologues, dès la fin du XIXe siècle, à proposer des reconstitutions de l’animal portant une corne gigantesque au milieu du front. Ainsi naquit l’image de la « licorne de Sibérie », quand bien même aucune corne fossilisée d’Elasmotherium n’a jamais été retrouvée à ce jour… Alors, les « licornes » ont-elles vraiment existé ?

La corne est un matériau qui se fossilise mal

Fournir une reconstitution fiable des êtres vivants disparus est l’un des objectifs principaux de la paléontologie, mais aussi l’une de ses missions les plus délicates. En effet, la grande majorité des restes fossilisés à la disposition des paléontologues concerne les parties dures et naturellement minéralisées de l’organisme (coquille, squelette, dents), la préservation des parties molles ou périssables n’étant possible que dans des conditions de fossilisation très particulières et foncièrement rares.

Ainsi, à l’instar de la peau, des poils ou des écailles, les cornes des mammifères, composées de kératine (comme nos ongles et nos cheveux), échappent la plupart du temps à la fossilisation. Si la corne des bovidés se développe sur une base osseuse (appelée cheville ou cornillon) se fossilisant généralement très bien et permettant donc d’avoir une bonne approximation de sa forme, celle des rhinocéros possède en revanche une structure unique. Formées de fibres de kératine agglomérées entre elles, les cornes de rhinocéros se développent sur de simples zones rugueuses sur les os frontaux et nasaux : en l’absence de cheville osseuse, il est donc bien difficile de dire avec précision la taille et la forme d’une corne de rhinocéros en disposant uniquement du crâne ! Ainsi, à part pour quelques cas précis comme le rhinocéros laineux, dont des spécimens ont été retrouvés congelés dans le sol sibérien avec leurs cornes, la reconstitution de ces appendices chez les rhinocéros fossiles est bien souvent très spéculative.

Crânes de rhinocéros blanc (à gauche) et de rhinocéros laineux (à droite) surmontées de leurs cornes. // Source : Wikimedia, CC BY
Crânes de rhinocéros blanc (à gauche) et de rhinocéros laineux (à droite) surmontées de leurs cornes. // Source : Wikimedia, CC BY

Revenons à Elasmotherium, l’un des animaux les plus emblématiques de la mégafaune du Pléistocène eurasiatique (période géologique s’étalant de 2,58 millions d’années à 11 700 ans avant le présent). Apparu il y a un peu plus de 2 millions d’années en Eurasie, on pensait cet animal disparu il y a environ 200 000 ans, jusqu’à ce qu’une étude de 2018 rebatte les cartes : la réanalyse de plusieurs restes osseux d’Elasmotherium a permis de réévaluer la disparition du genre aux alentours de 39-36 000 ans avant notre ère. Nos ancêtres Homo sapiens eurasiatiques auraient donc pu le rencontrer !

La licorne écornée

Une équipe Russo-Ukrainienne, menée par Vadim Titov, de l’Université fédérale de Rostov-sur-le-Don (Russie), s’est attachée, fin 2021, à réétudier de près l’anatomie crânienne d’Elasmotherium pour proposer une reconstitution actualisée de la tête de l’animal. Pour Titov et son équipe, le verdict est sans appel : le dôme osseux, aux parois très fines, était relativement fragile et ne pouvait probablement pas supporter le poids d’une corne de 2 mètres.

Le dôme devait bel et bien être recouvert d’une zone kératinisée assez basse, pointant peut-être légèrement vers l’arrière. Mais dans tous les cas, les auteurs de l’étude excluent la présence d’une corne gigantesque telle que représentée habituellement ! Ils envisagent également la présence d’une petite zone kératinisée en position nasale, ce qui conférerait à Elasmotherium non pas une mais deux « pseudo-cornes » sur le crâne.

Une nouvelle reconstitution qui tranche totalement avec l’image d’Epinal que véhicule cet animal depuis des décennies, et qui pourrait lui faire perdre son surnom de « licorne » !

D’autant que l’équipe de Vadim Titov n’est pas la première à proposer une telle reconstitution pour Elasmotherium, puisque d’autres scientifiques russes avaient déjà supposé un dôme kératinisé surmonté d’une toute petite corne dès les années 1950-60. Une reconstitution qui tomba vite dans l’oubli au profit d’une représentation certes beaucoup plus impressionnante, mais n’étant basée sur aucune preuve réelle.

S’il n’était pas le support d’une gigantesque corne, à quoi pouvait donc bien servir ce dôme ? L’équipe de chercheurs voit deux fonctions principales dans la présence de cet étrange appendice frontal. En augmentant sensiblement la surface des muqueuses nasales, ce dôme devait doter Elasmotherium d’un odorat très performant, sans doute utile pour détecter sa nourriture, constituée notamment, selon Titov et son équipe, de bulbes végétaux enterrés, ainsi que de graminées poussant dans les steppes. Mais ce dôme devait également permettre de produire et d’amplifier les sons émis par l’animal, peut-être à des fins de communication lors des affrontements entre mâles ou simplement quotidiennement au sein des groupes. Les auteurs excluent toutefois une utilisation directe en combat comme chez les rhinocéros actuels ou les mouflons : la paroi osseuse très fine du dôme n’aurait sans doute pas résisté à des impacts menés par des animaux de 5 tonnes !

Même sans corne gigantesque, la « licorne de Sibérie » reste fascinante

Cette nouvelle reconstitution « écornée » d’Elasmotherium pourrait apparaître comme décevante pour toutes les personnes attachées à la représentation classique de ce rhinocéros géant. Mais en l’absence de cornes fossilisées, elle reste sans doute la plus crédible à ce jour.

Malgré tout, associés à la récente réévaluation de la disparition de cet animal, les travaux de Titov et son équipe permettent de toujours mieux cerner la paléoécologie d’Elasmotherium, et notamment les possibles interactions entre les groupes humains et ce rhinocéros géant. En effet, si la récente réévaluation de la disparition d’Elasmotherium à environ 36 000 ans laisse supposer que des Homo sapiens ont pu croiser ces animaux, désormais cette nouvelle reconstitution permet d’apprécier d’un œil nouveau les possibles représentations pariétales de ce rhinocéros atypique.

Les regards se tournent notamment vers la grotte russe de Kapova, au sud de l’Oural, où d’étranges représentations de rhinocéros étaient parfois interprétées comme celles d’un Elasmotherium, sans certitude : malgré la tête basse et le puissant garrot, la corne semblait étrangement trop courte… jusqu’à aujourd’hui ! À la lumière de ce changement de représentation de l’animal, une multitude d’œuvres préhistoriques pourraient se trouver réinterprétées dans un futur proche.

En outre, cette nouvelle reconstitution d’Elasmotherium permet aussi de rappeler que, bien que la corne soit l’élément le plus symbolique du rhinocéros, la plupart des genres fossiles connus à ce jour n’en portait pas, ou uniquement de très petites ! La corne n’est en effet apparue que dans quelques lignées au cours du temps, et le fait que les 5 espèces actuelles en portent toutes ne doit pas faire oublier que cet appendice crânien est davantage une exception qu’une règle à l’échelle de l’histoire évolutive des rhinocéros. Qu’importe : même sans corne gigantesque, la prétendue « licorne de Sibérie » reste un animal fascinant dont tous les mystères sont loin d’avoir été élucidés.The Conversation

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Christophe Mallet, Docteur en morphologie fonctionnelle, paléontologie, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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