Les résultats d’un sondage paru dans Science le 24 mars 2020 attestent d’une augmentation considérable de la cyberviolence envers les scientifiques engagés dans la lutte contre le covid. Alors que la très grande majorité d’entre elles et eux n’avait jamais été confrontée à des actes de cyberharcèlement dans leur carrière, 38 % témoignent en avoir été victimes depuis le début de la crise sanitaire avec, parfois, des passages à l’acte physiques. Menaces de mort, insultes, divulgation de données privées, incitation au suicide… Un déferlement de haine dont les médecins et scientifiques français ont aussi fait les frais.
« Avant 2020, nous n’aurions jamais pensé que les soignants puissent être victimes de telles attaques »
« Ça a commencé dès mars 2020 lorsque l’on a commencé à parler de l’hydroxycholoroquine et à mettre en doute la qualité des études de l’IHU », nous explique le Dr. Franck Clarot, très actif sur Twitter sous le pseudonyme @Le___Doc. « Les choses se sont encore accentuées durant le confinement, une fois la sidération passée. Chaque jour, nous avons reçu notre lot d’insultes et de menaces. Ça s’est poursuivi lorsque l’on a parlé du Rivotril. Des gens nous accusaient de tuer des patients.»
Du flaming (message d’insulte ponctuel aussi vulgaire que violent) aux menaces de mort, Franck Clarot a tout vu. « Il y a même quelqu’un qui a créé un compte uniquement pour me menacer. Sous le pseudo « Doc_Mort » , il a multiplié les menaces envers moi et ma famille. Ça a été un tournant. J’ai porté plainte, plainte qui est toujours en cours d’investigation. »
De son côté, le Dr Jérôme Marty, médecin généraliste et vice-président du syndicat des professionnels de santé et médecins libéraux URPS ML atteste également d’un déferlement de haine en ligne, avec des « pics » à chacun de ses passages à la télé ou à la radio. « Un mur est tombé. Avant 2020, nous n’aurions jamais pensé que les soignants puissent être victimes de telles attaques. Certains jours, mon nom est passé en trending topic sur Twitter et j’ai reçu plus de 35 000 notifications d’insulte. On n’est pas armés pour ça.» Le généraliste témoigne avoir fait l’objet d’attaques coordonnées et ciblées de la part de groupes d’internautes fédérés autour de figures antivax, comme Louis Fouché.
Des attaques organisées
Car aujourd’hui, c’est un fait : si quelques individus agissent seuls, beaucoup se fédèrent pour créer des actions de groupe sur les réseaux. Stéphane, alias @Esban_ sur Twitter, a été, au début de la crise, un des plus farouches « covido-sceptiques », séduit par les thèses conspirationnistes et antivax avant de virer totalement de bord.
S’il embrasse désormais un ligne basée sur les données de la science, il a pu participer à différents groupes et notamment le groupe « CIA » sur Twitter qui « réunissait plusieurs personnes de l’IHU de Marseille, des proches du Pr. Raoult et Xavier Alzabert, directeur de France Soir. » Il a témoigné avoir ainsi pris part à des actions coordonnées visant à harceler les détracteurs du Professeur marseillais afin de les déstabiliser et de les faire taire. Aujourd’hui, l’existence de ce groupe est avérée et même reconnue par Xavier Alzabert lui-même.
Jérôme Marty évoque également des actions commises sur d’autres réseaux : « Un week-end, j’ai vu déferler sur mon compte Facebook public des « vengeful angels » (des cyberharceleurs maitrisant particulièrement bien les outils numériques. ndlr.) Tous mes posts, ainsi que ceux de mes proches, ont reçus de multiples commentaires d’une grande violence. J’ai passé des heures à bloquer les différents comptes.» Jérôme Marty ne compte plus les messages privés d’insultes et de menaces ni les tentatives de piratage de compte et a porté plainte à 11 reprises depuis le début de la crise. Il a également reçu de nombreux appels anonymes et a vu sa page Google professionnelle se remplir de commentaires négatifs mettant en cause sont intégrité. « C’est terrible, il n’y a aucune possibilité de se défendre, ni de supprimer les commentaires. Ils vont me poursuivre toute ma carrière. »
Des scientifiques également visés
Les scientifiques ne sont pas en reste. Mathieu Rebeaud, doctorant en biologie à l’Université de Lausanne très actif sur Twitter et co-auteur d’une méta-analyse démontrant l’inefficacité de l’hydroxychloroquine a également essuyé des salves d’insultes et de menaces. « J’ai eu droit à des attaques sur mes compétences, sur mes travaux, sur mon physique. On m’a dit que j’étais un vendu à Big Pharma… Et puis, il y a eu aussi des menaces de violences et de mort. »
Menaces dont Mathieu Mulot, biostatisticien et co-auteur de la même étude témoigne également auprès de Numerama : « Un jour, j’ai reçu un message me disant ‘Je t’ai croisé à la MIGROS (supermarché suisse, ndlr.) La prochaine fois, je te casse la gueule‘. »
Les deux chercheurs évoquent également des actions de sealioning — une pratique qui consiste à demander de manière insistante des informations ou des arguments dans le but de provoquer une réaction colérique et de pouvoir présenter la personne interrogée comme quelqu’un d’agressif. « C’est vraiment épuisant » déplore Mathieu Mulot.
Pour les deux scientifiques, si tout prend sa source sur Twitter, les actes ont dépassé les réseaux sociaux. « Mon université a reçu des mails mettant en doute mon travail et visant clairement à me faire renvoyer », explique Mathieu Rebeaud. « Il y a aussi eu des appels anonymes et un mail me disant ‘Je sais où tes parents habitent’. » Mathieu Mulot raconte de son côté : « Après la parution de l’étude, ma mère a reçu des appels anonymes. »
L’impact psychologique du cyberharcèlement
Toutes les personnes avec qui nous avons échangé témoignent d’un impact important de ces différentes attaques sur leur vie personnelle. Les comportements d’hypervigilance reviennent systématiquement ainsi que des insomnies, des cauchemars et des difficultés de concentration . «Il faut vraiment être bien soutenu pour tenir. » commente Mathieu Mulot.
Toutes concluent aussi les échanges par des « C’est triste à dire, mais on s’habitue », tout en déplorant la passivité des GAFAM face au cyberharcèlement. Les médecins regrettent également l’inaction de leur Ordre qui, selon Franck Clarot a « toléré pendant longtemps des attitudes inacceptables de la part de certains médecins qui tenaient des propos dangereux en ligne et sur les plateaux télé. »
Échaudés, mais pour autant déterminés à continuer de s’exprimer et de faire de la vulgarisation scientifique sur les réseaux, ils ont développé des technique de coping (réussir à gérer une situation compliquée) : blocage systématique sinon préventif, sécurisation de compte, blocage des commentaires et surtout, refus d’interaction. « Les cyberharceleurs n’existent que si on leur donne une caisse de résonance », conclut Mathieu Mulot, un rien fataliste.
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