Carl Pei n’est pas un patron comme les autres. Chez OnePlus déjà, qu’il a co-fondé en 2013 et dirigé jusqu’en 2020, l’entrepreneur suédois, né en Chine, avait réussi à se faire remarquer grâce à son charisme et à son franc-parler. Fervent admirateur de Steve Jobs et d’Apple, Carl Pei a une vision très crue du marché des nouvelles technologies, devenu « monotone et ennuyeux » selon lui. Il a lancé en 2021 « Nothing », une nouvelle entreprise conçue pour redonner envie aux gens de s’intéresser aux technologies.
Le premier produit de Nothing était des écouteurs. La marque s’attaque désormais à l’univers impitoyable du smartphone (notre test du phone(1) arrive bientôt). Ces deux premiers produits ont un point commun : ils sont transparents. Nothing est une marque qui joue sur le design et la différence, histoire de vous convaincre qu’elle n’est pas comme les autres. Soutenue par Google et Qualcomm, elle a réussi à créer une hype sans précédent pour une marque qui n’a jamais rien prouvé, à tel point que Numerama s’est récemment demandé si Nothing n’était pas destinée à décevoir.
Nothing peut-il devenir un géant de la tech ? Il est impossible de le dire pour l’instant. En attendant, Numerama s’est entretenu le vendredi 8 juillet, pendant une quarantaine de minutes, avec Carl Pei à l’occasion d’une interview 1v1 (nous l’avions déjà rencontré en 2019, lors d’une visite de labo chez OnePlus). L’occasion pour le jeune patron de nous présenter sa vision, de critiquer les autres marques et de nous dévoiler, sans remords, qu’il ne voit pas en l’aspect européen de Nothing une de ses forces.
Sur Nothing et ses concurrents
NUMERAMA : Pourquoi a-t-on besoin d’une entreprise comme Nothing ?
CARL PEI : Je pense qu’il n’y a pas beaucoup d’entreprises ou de produits technologiques inspirants. J’ai longtemps été un vrai nerd. J’achetais tous les derniers gadgets et j’étais tellement excité par chaque nouveau produit. Il y a eu le smartphone et, avant cela, l’iPod ou le baladeur lecteur MP3, puis il y a eu l’App Store. À chaque fois, il y avait plein de différences. Et puis l’iPad est sorti, plus récemment. Le marché est devenu très monotone et ennuyeux.
C’est pour cela que nous avons réussi à attirer autant de talents de toute l’industrie technologique, des gens qui sont fatigués du statu quo et vous savez, qui veulent participer à la construction de quelque chose de différent. Donc oui, si vous regardez les parts de marché, il y a beaucoup d’entreprises. Toutes se battent pour les parts de marché. Mais je pense que dans l’esprit des consommateurs, il n’y a essentiellement qu’Apple et peut-être Samsung, et puis juste les autres. Si vous prenez tous les produits Android, que vous les mettez sur une table et que vous couvrez leur logo avec un autocollant, je pense que la plupart des consommateurs ne peuvent pas faire la différence entre Samsung, Huawei, Xiaomi, Oppo ou Motorola.
Vous incluez OnePlus dans votre raisonnement ?
Oui, peut-être. La question est : que pouvons-nous faire à ce sujet ? C’est un périple très difficile à entreprendre parce que, pour faire ce genre de produits, vous avez besoin de beaucoup d’expertise, de beaucoup de ressources et de beaucoup d’argent, donc je ne pense pas que beaucoup d’entreprises vont essayer. D’une certaine manière, c’est un peu comme si, si nous n’essayons pas, alors personne n’essaiera et rien ne changera jamais. Si nous essayons, ça va être très difficile, mais peut-être que nous pourrons faire la différence.
Si je comprends bien, vous voulez sortir des produits qui comptent vraiment ? Doit-on tirer un trait sur les rafraîchissements annuels avec très peu de nouveautés ?
Je pense que ce qui est vraiment fort chez Apple, c’est l’écosystème. Ils ont une collection de produits que vous pouvez connecter. Et ils fonctionnent tous très bien. Je pense que c’est ce que nous voulons pour notre entreprise. Alors comment pouvons-nous faire ça ? Par exemple, on peut imaginer que notre smartphone serve de hub et relie d’autres produits autour de vous. Ça peut être des produits de Nothing, mais aussi des produits de nos partenaires. Cela pourrait aussi être d’autres entreprises qui ne sont pas partenaires [ndlr : Nothing compte notamment ajouter le contrôle des AirPods Pro à son smartphone].
Je ne sais pas si nous aurons une nouvelle fonctionnalité révolutionnaire chaque année sur le smartphone, mais je pense que le futur vers lequel nous nous dirigeons est celui de la connectivité et de l’interopérabilité entre plusieurs produits.
La dernière fois que nous nous sommes vus, vous m’aviez donné l’exemple de l’iPad en m’expliquant que OnePlus ne devait pas sortir de tablette car le produit d’Apple était trop bon. Est-ce toujours votre vision ?
Oui, je pense que c’est important. Je pense qu’une autre partie de cela est que nous devons savoir où nous sommes pour pouvoir faire les bonnes choses aux bons moments. Maintenant, nous sommes une start-up et nous n’avons pas une chaîne d’approvisionnement solide, et nous n’avons pas beaucoup d’argent. Chaque produit que nous fabriquons doit donc être un succès, et nous devons réduire les risques autant que possible. Parce que si vous regardez le marché des smartphones Android, il est énorme et il y a peu d’éléments de différenciation. Nous pensons qu’en nous différenciant, nous pouvons prendre une toute petite part de marché. Peut-être que ce ne sera pas tout le monde, mais certaines personnes aimeront notre offre.
Si vous regardez les tablettes Android, cette catégorie n’a pas vraiment de succès, quel que soit le volume. Si nous créons une tablette Android, elle ne va pas connaître un grand succès commercial. Et à ce stade, ce n’est pas quelque chose que nous pouvons nous permettre de faire.
Sur la nationalité de Nothing
Nothing est une entreprise basée à Londres, pas en Chine. Est-ce que vous vous considérez comme une entreprise européenne ?
Je nous considère plus comme une entreprise internationale. C’est parce que nous voulons trouver et travailler avec les meilleurs talents du monde entier que nous sommes à Londres. Lorsque vous êtes basé en Chine, vous pouvez travailler avec beaucoup de grands talents chinois, mais il est difficile de trouver des talents occidentaux ou internationaux. Être en Angleterre, c’est presque le meilleur des deux mondes. Vous pouvez puiser dans les États-Unis, en Europe et en Asie.
La question de la souveraineté est de plus en plus importante dans le monde des nouvelles technologies, non ?
Nous sommes une entreprise de produits. Nos décisions sont prises pour créer le meilleur produit possible. Je pense qu’en Europe, Londres est le meilleur endroit parce que c’est la plus grande population. Et aussi parce que c’est une ville anglophone, donc il y a beaucoup de talents disponibles. La concurrence est également assez faible. Si vous êtes dans la Silicon Valley ou à Shenzhen, le marché du travail est très actif, les ingénieurs peuvent aller partout. Mais à Londres, si vous voulez travailler pour une entreprise qui crée des produits, il n’y a pas beaucoup d’options. Vous savez, nous avons engagé Adam Bates de Dyson il y a quelque temps et il a dit lui-même qu’il n’y a pas de meilleur choix pour un designer industriel en Europe. Si nous étions basés aux États-Unis ou en Chine, le marché aurait été très différent.
À part Nokia aujourd’hui, il n’y a plus vraiment de marques européennes. Vous ne pensez pas qu’il y a une carte à jouer en faisant comprendre aux consommateurs que vous n’êtes pas une marque chinoise ?
Pas vraiment. Je pense que nous devrions rivaliser sur le mérite de notre produit. Ça ferait un peu bizarre de dire « Les gars, on est Nothing, on n’est pas une entreprise chinoise ». Je pense que nous devrions juste nous concentrer sur la création du meilleur produit. Et je pense qu’en étant ici en Europe, nous pouvons intégrer beaucoup de talents et de ressources internationales, ce qui nous donne quelques avantages.
Sur le futur de Nothing
Quand vous avez lancé Nothing en mai 2021, j’imagine que vous aviez un plan précis en tête jusqu’au lancement du phone(1) à l’été 2022. Mais avez-vous un plan sur 5 ans ? Sur 10 ans ? Ou ce n’est pas comme ça que vous vous projetez en tant que start-up ?
Nous avons un plan sur 10 ans et je pense que nous suivons dans les grandes lignes notre vision long terme, mais les choses changent toujours. Je pense que la plus grande différence au cours des 18 derniers mois est que les choses deviennent de plus en plus claires. Nous avons un plan à long terme, mais nous devons être prudents et faire un pas après l’autre. Si les ear(1) n’avaient pas été un succès, nous n’aurions pas pu construire le phone(1). Si le phone(1) n’est pas un succès, nous ne serons pas en mesure de construire la prochaine étape de notre voyage. Chaque produit doit être un succès. C’est un business difficile.
Le plan a-t-il toujours été de lancer des écouteurs ou un téléphone ? Ou avez-vous annulé des produits au milieu ?
Quand nous avons commencé, nous avons pris du temps pour décider par quel produit commencer. ll y a eu quelques projets annulés dans différentes catégories de produits entre-temps. Si vous êtes un designer industriel travaillant chez Nothing, vous avez conçu ou fait partie de la conception de nombreux produits différents. Mais ce qui est cool, c’est que ces produits parlent un langage commun. Si vous les mettez tous ensemble, vous serez immédiatement en mesure de dire qu’il s’agit d’une seule famille de produits, même si vous ne voyez pas le logo.
Au niveau du design, vous travaillez avec Teenage Engineering et Adam Bates (Dyson), est-ce que vous imaginez aller au-delà de la tech un jour ? Redesigner d’autres produits ?
Je trouverais étrange de ne pas créer des produits technologiques. Je ne sais pas ce qu’on pourrait faire d’autre.
Des vêtements, des vélos ? Vous pourriez jouer sur l’identité transparente tout en vous éloignant de la tech ?
Je pense que ça ne correspond pas vraiment à notre mission ou à notre vision car nous voulons construire un écosystème connecté en alternative à celui d’Apple. Si vous voulez connecter ces produits, ils doivent être technologiques.
Il y a une autre entreprise qui rêvait d’être une alternative d’Apple, elle s’appelait Essential et n’a pas réussi. Comment pouvez-vous être sûrs que vous ne serez pas le prochain Essential ?
On ne peut jamais être sûr. Je pense que nous sommes dans un secteur très difficile et que tous ceux qui ont essayé de faire quelque chose comme ça ont échoué au cours des dix dernières années. Pas une seule startup n’a réussi. On a plus de chance d’échouer que de réussir, sans aucun doute. Et même les équipes très fortes avec de grands antécédents, comme Essential, n’ont pas été en mesure de réussir. Donc, nous essayons juste d’apprendre de tout le monde.
Avez-vous peur d’échouer personnellement ?
Si tu échoues, il te suffit de recommencer.
Beaucoup d’éléments du Nothing Phone (1) me font penser à vous. Par exemple, vous m’aviez dit à Taiwan que vous hésitiez entre une Porsche et une Tesla […]
Ah oui, j’ai pris la Porsche.
Ahah, d’accord. Je dis ça parce qu’il y a un widget pour contrôler sa Testa, un pour piloter ses AirPods Pro, un autre pour gérer sa collection de NFT… Ce sont des choses que vous aimez personnellement. Est-ce que vous n’avez pas l’impression d’avoir créé un téléphone juste pour vous ?
Oui, mais pas de façon arrogante. Ce n’est pas comme si un homme créait un produit pour lui-même. Dans notre déclaration de mission, nous disons en fait que nous devons créer des produits que nous sommes fiers de partager avec nos amis et notre famille. Donc si vous n’êtes pas fier du produit vous-même, comment pouvez-vous le partager avec quelqu’un d’autre ? J’ai donc pris beaucoup de décisions. Il y aussi les bordures symétriques. Je ne sais pas si vous les avez remarquées. C’est une très mauvaise décision commerciale parce que cela coûte très cher. Pour réaliser cela, il faut un écran OLED flexible au lieu d’un OLED plat. Une dalle OLED flexible coûte le double. Pourquoi doubler le coût de votre écran juste pour avoir des bords symétriques ? Eh bien parce que c’est ce que nous aimons le plus.
La première cible de Nothing est simple à trouver, ce sont les personnes comme vous, les fans de nouvelles technologies. Mais si vous voulez grandir, il va falloir vous ouvrir à plus de personnes. Peut-on être une entreprise capable de séduire tout le monde avec un design transparent et tant de spécificités ?
Je pense qu’il est vraiment important pour nous de créer notre communauté. Au début, il n’est pas nécessaire de s’adresser à tout le monde, il faut vraiment définir qui on veut être. Nous voulons nous adresser aux personnes qui s’y connaissent en design et en culture. Les consommateurs qui s’intéressent vraiment aux bons produits. Je pense qu’avec les écouteurs ear(1), nous avons fait de premiers pas pour cibler ces consommateurs. 60 % de nos ventes viennent d’utilisateurs d’Apple. Bien sûr, ce pourcentage sera plus faible avec le phone(1), car il est difficile de passer d’iOS à Android.
Nothing a eu une couverture médiatique impressionnante pour une startup. N’avez-vous pas peur que ce soit trop pour une entreprise qui n’a encore rien prouvé ?
Il faut toujours se rappeler que c’est le produit qui compte. Apple fait beaucoup de bruit. Parfois, les gens dorment même à l’extérieur des Apple Store pour acheter un nouveau produit à son lancement. Cela ne signifie pas qu’Apple est super bon en marketing, cela signifie qu’ils sont très bons en matière de produits. Les gens se souviennent qu’ils ont utilisé de bons produits Apple dans le passé, donc ils anticipent que le prochain produit Apple sera vraiment bon. C’est pourquoi ils sont excités à son sujet. Donc je pense que, pour nous, il faut avant tout être une entreprise qui fait de bons produits.
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