« Est-ce qu’il prend au moins un petit-déjeuner ? » Quand le magazine américain Time fait sa Une avec Vitalik Buterin, des internautes aigris ne peuvent pas s’empêcher de glisser des commentaires fielleux. C’est vrai que le blafard « prince de la crypto », comme le surnomme Time, ne semble pas respirer la forme. Et pourtant, on doit tous beaucoup à ce geek au visage d’elfe et aux yeux bleus.
Vitalik Buterin est en effet à l’origine du protocole Ethereum. Soit aujourd’hui l’une des briques de base du monde des crypto-monnaies. « Si ce n’est pas devenu l’ordinateur mondial dont il parlait au départ, une annonce peut-être provocatrice, cette blockchain programmable capable de faire des transactions conditionnelles était bien une importante innovation », analyse Renaud Lifchitz, un expert français de la crypto.
Le créateur de la première blockchain mondiale, en termes d’activité, « est souvent décrit comme un extraterrestre », concède sa biographe, Laura Shin, dans son livre The Cryptopians. C’est un « ordinateur ambulant », résume l’un de ses proches, Vlad Zamfir. Quand Vitalik Buterin prend la pose, pour les photos, on le voit souvent les bras ballants. Basket Adidas aux pieds, le jeune homme de 28 ans s’habille en Uniqlo. Et il aime porter des tee-shirts avec des licornes et des arcs-en-ciel.
Un enfant surdoué
Pour Vitalik Buterin, tout a commencé en 1994 à Kolomna, à une centaine de kilomètres de Moscou. Mais il ne reste pas longtemps en Russie. À ses six ans, ses parents ayant décidé d’émigrer au Canada, l’enfant arrive à Toronto. Ce n’est pas un garçon comme les autres. Comme le raconte Laura Shin, l’enfant est tout simplement surdoué. Vers trois ou quatre ans, son grand-père « lui apprend les tables de multiplication », rappelle-t-elle.
Au même âge, il découvre l’ordinateur. Puis, il s’attelle à son chef-d’œuvre, une encyclopédie sur les lapins écrite sur Excel et finalisée à ses sept ans. C’est également, jusqu’à ses neuf ans, un solitaire qui parle peu. « Cela m’inquiétait, jusqu’à ce que je réalise qu’il était ainsi », se souvient son père, Dmitry. « Il était comme une graine qui avait été soufflée par le vent, peinant à s’enraciner, mais sur le point de trouver le bon sol pour grandir et s’épanouir », résume Laura Shin.
L’horreur des services centralisés
Ce terreau favorable, c’est la blockchain. Les convictions du jeune homme se révèlent d’abord avec un incident dans World of Warcraft. Alors qu’il est un joueur assidu de ce jeu de rôle en ligne, une mise à jour met à mal l’un de ses sorts. « Je me suis endormi en pleurant ce jour-là et j’ai réalisé les horreurs que les services centralisés peuvent apporter », se souvient-il.
Puis son père lui suggère de s’intéresser au Bitcoin, cette crypto-monnaie qui veut justement créer un système financier décentralisé. C’est le coup de foudre. L’étudiant est tellement passionné qu’il propose de rédiger des articles pour une nouvelle publication, Bitcoin Weekly. « Je pourrais écrire sur les tabous sociaux liés à la monnaie », détaille-t-il dans son premier message sur le forum BitcoinTalk.
Ce qui lui permet de signer un premier article sur les micro-transactions. À l’époque, des internautes ironisent sur la faible rémunération offerte. Mais rétrospectivement, c’est sans doute la pige la mieux rémunérée de l’histoire. Le jeune homme gagne cinq bitcoins, alors l’équivalent de quatre dollars, aujourd’hui environ 110 000 euros. Aussitôt dépensés dans un tee-shirt « I Use Coins » frappé du logo du bitcoin.
« La poule aux œufs d’or »
Mais Vitalik Buterin, qui a ensuite participé à la création de Bitcoin Magazine tout en donnant des coups de main pour la programmation de la cryptomonnaie, est frustré par les limites du Bitcoin. Il rêve d’une blockchain qui ira encore plus loin. Ce sera Ethereum. Le projet fait sensation après une première présentation confidentielle à la fin de l’année 2013 dans un livre blanc.
« Ce garçon squelettique de 19 ans planait au-dessus de son ordinateur portable », s’enthousiasme le journaliste Morgen Peck après la conférence Bitcoin de Miami en janvier 2014. Un engouement partagé. Vitalik Buterin obtient une bourse de 100 000 dollars du milliardaire Peter Thiel. Pour certains de ses proches, il est alors vu comme « la poule aux œufs d’or », se souvient l’informaticien Gavin Wood, à l’origine ensuite du réseau Polkadot.
Mais le jeune homme pétri d’idéalisme, contributeur à des projets open-source, ne cherche pas à faire fortune. Une passe d’armes révélatrice l’oppose d’ailleurs au printemps 2014 à ceux qui rêvent de faire d’Ethereum une future machine à cash. Vitalik Buterin va alors pousser dehors les businessmen. Et fidèle à sa conviction qu’une gouvernance personnelle serait une faiblesse, il ne garde pas les clés du camion. Ethereum, financé par la collecte de 31 000 bitcoins, soit à l’époque 18 millions de dollars, bascule vers une fondation suisse à but non lucratif.
Un influenceur respecté
« Il n’est désormais qu’un influenceur, même si sa voix porte énormément », rappelle Renaud Lifchitz. Vitalik Buterin est tout de même suivi par quatre millions d’abonnés sur Twitter. Celui qui se définit comme un cuckservative, un conservateur pétri d’idées libérales, est également un philanthrope généreux. Il a ainsi contribué à la défense juridique de Julian Assange et aidé à la lutte contre le Covid-19 en Inde.
Alors faut-il l’appeler « Saint Vitalik », à l’instar de la newsletter spécialisée The Big Whale ? « C’est un personnage assez clivant dans la communauté, car il est parfois assez loin des réalités économiques d’Ethereum », nuance Adli Takkal-Bataille, le président de l’association Le Cercle du coin.
La Fiole de Galadriel
Si le protocole Ethereum est devenu incontournable, la blockchain est cependant encore largement imparfaite. On peut citer le laborieux passage, repoussé de nombreuses fois, à un fonctionnement beaucoup plus écologique. Ce « merge » est désormais promis pour septembre. Il y a par ailleurs eu des heures douloureuses, comme cette scission de la blockchain après un piratage d’ampleur en juillet 2016.
C’est que pour Vitalik Buterin, Ethereum doit d’abord être la rampe de lancement d’importantes innovations sociétales. Comme un revenu de base universel ou un système de vote plus équitable. Et être le contrepoids aux gouvernements autoritaires. Il a d’ailleurs critiqué à titre personnel l’invasion russe de l’Ukraine ou la surveillance de masse des géants du net.
« La crypto a un important potentiel dystopique si elle est mal mise en œuvre », rappelait-il à Time au printemps dernier. Alors qu’elle doit être, selon lui, d’abord une sécurité. Soit, à l’instar de la Fiole de Galadriel, cet objet cité dans la trilogie du Seigneur des anneaux, « une lumière pour les endroits sombres, quand toutes les autres lumières se sont éteintes. »
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