« Dès 2019, je savais que ça allait s’effondrer. » Recruté dans la boutique Xiaomi des Champs-Élysées en 2019, Jérémy (le nom a été modifié) n’a pas été surpris par l’annonce de la fermeture de 6 des 7 magasins Xiaomi encore présents en France le 23 août 2022. Comme lui, une dizaine de personnes nous ont raconté les coulisses de ces boutiques, qui ont connu des hauts et des bas entre 2018, année de leur inauguration et 2022, année de la désillusion.
Il serait tentant de résumer cette affaire à une histoire de franchise mal gérée, mais elle est en réalité infiniment plus complexe. La faute à un trop grand nombre d’acteurs impliqués qui, même en ayant été conscients de l’issue finale depuis plusieurs années, n’ont rien fait pour sauver les 40 employés des Xiaomi Store. Numerama vous raconte leur histoire.
L’histoire compliquée des Xiaomi Store
Xiaomi n’a jamais été le propriétaire des boutiques qui portent son nom. À son arrivée en 2018, la marque chinoise s’est appuyée sur iHealth Labs Europe, un partenaire chargé d’ouvrir des magasins en tant que revendeur officiel. Plus tard, iHealth Labs a décidé de se retirer (nous vous expliquerons pourquoi dans les prochains paragraphes). Voilà les événements fondateurs de la chute des Xiaomi Store, qui s’est déroulée dans cet ordre :
- Mai 2018 : Xiaomi ouvre sa première boutique en France, boulevard de Sébastopol à Paris. La marque communique énormément dessus au début, invite la presse et organise des concours avec les fans. Plus tard, iHealth Labs a ouvert d’autres boutiques, à Paris et ailleurs.
- Janvier 2019 : En 2019, Xiaomi arrive sur les Champs-Élysées, toujours par l’intermédiaire d’iHealth Labs. C’est son nouveau magasin vedette. D’autres magasins non gérés par iHealth Labs voient aussi le jour, mais ferment rapidement.
- Toujours en 2019 : Les gilets jaunes provoquent une première crise pour les Xiaomi Store. Plusieurs vitrines sont fracassées et des produits sont volés. On nous raconte que cela n’a pas plu à iHealth Labs, qui s’est senti pris au piège dans une activité dont il ne voulait plus vraiment. Des tensions arrivent, d’autant plus que les pratiques du groupe ne plaisent pas à Xiaomi (assurances frauduleuses, offres de cashback, SAV lent…).
- Mars 2020 : La pandémie arrive, les boutiques ferment.
- Fin 2020 : iHealth Labs annonce fermer les boutiques Xiaomi, après avoir réalisé qu’il avait mal jaugé le marché français. Deux repreneurs sont à l’étude : le SFAM (qui gère les controversés Hubside Store et qui pourraient faire de Xiaomi sa marque vedette) et Tell Me, fondé par deux anciens d’iHealth qui ne souhaitent pas laisser tomber leurs équipes. La piste Tell Me est choisie, mais il y a urgence. Tout le monde sait que Tell Me ne peut pas être rentable sans associé.
- Janvier 2021 : Tell Me succède à iHealth Labs et récupère toutes les boutiques Xiaomi de France, sauf celle des Champs-Élysées. Il se lance dans une course contre la montre, à la recherche de soutien financier.
- Courant 2021 : Xiaomi France aurait envisagé de reprendre lui-même une partie des activités (au moins la première boutique de Sébastopol par exemple), mais des ordres « venus d’en haut » s’y seraient opposés. Des vendeurs décrivent alors un abandon total, Xiaomi a délaissé ses magasins.
- Juillet 2022 : Tell Me, faute de partenaire, est placé en redressement judiciaire.
- 23 août 2022 : Les boutiques ferment brusquement, pour cause de liquidation. Les employés apprennent qu’ils sont placés en licenciement économique.
Quelle est la responsabilité de Xiaomi ?
Quand l’annonce de la fermeture des magasins est apparue dans la presse fin août 2022, Xiaomi a expliqué par communiqué avoir « pris connaissance de la décision du Tribunal de Justice de Créteil, plaçant la société Tell Me, gérant des Xiaomi Store en France, en liquidation judiciaire ». Le groupe disait alors tout faire pour « reprendre les activités normales ».
Ce communiqué n’a pas plu à tout le monde. Toutes les personnes contactées par Numerama disent s’être senties humiliées par ces mots, qui décriraient une situation tronquée, dans laquelle Xiaomi remettrait toute la faute sur son partenaire. « Ce n’est pas la réalité et ce n’est pas juste pour Tell Me, qui a fait tout ce qu’il pouvait pour sauver nos activités », nous explique par téléphone un vendeur tout juste licencié.
« Je veux défendre mes patronnes » : la phrase, aussi étonnant que cela puisse paraître, a été l’une des premières que nous avons entendues, signées d’un vendeur au chômage depuis deux jours. « C’est Xiaomi France qui n’a pas voulu aider les boutiques, ils n’ont pas mis 1 centime dans les magasins » détaille-t-il, sous couvert d’anonymat.
Aucune des personnes avec qui nous avons parlé n’a souhaité parler sous son vrai nom, pour pouvoir toucher les compensations d’un licenciement économique plus tard.
Quelle est la responsabilité de Xiaomi dans cette affaire ? Certains l’accusent de laxisme, d’autres d’avoir mis des bâtons dans les roues de ses magasins. Tous décrivent un sentiment d’abandon, alors qu’ils avaient besoin du soutien de la maison-mère. Des sources dans le milieu du commerce d’appareils électroniques, proches de Xiaomi, reconnaissent que la marque chinoise a toujours su que « sans soutien extérieur, c’était mort ». Pourtant, elle est restée passive, sans intervenir quand elle aurait dû ou pu.
Personne n’accuse vraiment les équipes françaises, avec qui Tell Me « avait de bonnes relations », mais plus la Chine, qui n’aurait pas été prête à financer un magasin en France. « Il n’y a qu’en Chine que Xiaomi détient ses boutiques. Ailleurs, la marque ne souhaite pas participer ». D’ailleurs, si les vendeurs n’ont aucun problème à accuser la Chine, d’autres préfèrent évoquer « une raison plus forte que l’entité française », sans doute pour ne brusquer personne.
Au début, l’idylle entre Xiaomi et les « Mi Store » était belle. Numerama se souvient des inaugurations de magasins en présence de la presse, des cadeaux distribués aux fans, des concours régulièrement organisés ou du fait que les magasins étaient systématiquement mentionnés au cours des conférences. Malheureusement, tout cela n’a pas duré. Arrivé en 2021, un vendeur qui n’a pas connu cette époque décrit un climat différent : « Ils n’ont jamais voulu utiliser les magasins dans leur communication. Il y avait des problèmes avec le service client, des problèmes avec les précommandes, des problèmes avec les remboursements… Xiaomi nous a abandonnés.»
L’un des exemples mentionnés est celui des prix, agressifs sur le site de Xiaomi (mi.com), mais bloqués dans les Xiaomi Store (au moins pour la partie écosystème, les réductions étaient possibles pour les smartphones). Une situation « frustrante » que plusieurs sources racontent. « Xiaomi n’a jamais voulu aider les magasins, si bien même qu’ils nous faisaient concurrence par moments.» Ce n’est évidemment pas ce que racontent des personnes plus haut placées chez Tell Me, qui présentent Xiaomi comme un partenaire de confiance. Une chose est sûre : Xiaomi n’est pas la seule responsable du fiasco, mais la marque savait depuis plusieurs années que tout allait s’effondrer.
Gilets jaunes, covid… Les circonstances n’aident pas
Le problème initial viendrait d’iHealth. Ce fabricant de thermomètres et de balances connectées, qui n’avait pas de grande légitimité à se lancer dans le retail, est celui qui a posé les bases instables des Mi Store. Pourquoi l’avoir choisi ? Il semblerait qu’iHealth entretienne des liens particuliers avec Xiaomi, avec qui il travaillerait sur certains objets connectés. Sans nous le dire explicitement, plusieurs sources sous-entendent qu’iHealth aurait ouvert les premiers Mi Store dans le cadre d’un accord plus global avec Xiaomi, mais n’aurait jamais été capable de répondre à la grandeur de la tâche.
Un vendeur passé par un Mi Store en 2019 décrit un environnement étrange, « sans formation, mal fichu, avec une très mauvaise gestion des stocks ». C’est « cette gestion catastrophique » qui lui a fait penser que le business des magasins Xiaomi allait finir par s’effondrer. Entre-temps, la situation s’est améliorée, mais c’était déjà trop tard.
Au cours de notre enquête, l’expression « gilets jaunes » a étonnamment été prononcée à de nombreuses reprises. C’est visiblement la destruction de plusieurs boutiques Xiaomi et le vol du contenu en vitrine qui aurait provoqué le début de la fin de la franchise. iHealth Labs et son patron chinois auraient détesté cet aspect du marché français, au point d’en faire une véritable fixette. Le covid n’a évidemment pas arrangé les choses et iHealth Labs n’avait plus qu’une seule envie : partir. Il s’est depuis lancé dans un nouveau business : celui des tests antigéniques.
Fin 2020, Xiaomi a cherché une solution. Trois hypothèses étaient sur la table :
- Vendre les magasins d’iHealth Labs à la SFAM, qui a installé ses boutiques de smartphones Hubside Store dans plein de centres commerciaux, et qui aurait repris les Mi Store et développé le corner Xiaomi dans ses magasins.
- Céder les magasins d’iHealth Labs à une nouvelle entité créée par des anciens d’iHealth Labs convaincus par le projet, même s’ils n’avaient pas le financement nécessaire.
- Investir dans certains magasins pour en devenir le gestionnaire. Une hypothèse a priori écartée par la Chine.
L’option SFAM était la plus logique, mais elle aurait provoqué de nombreux débats en interne. L’entreprise aurait quelques pratiques douteuses, notamment vis-à-vis des assurances, ce qui n’a pas rassuré Xiaomi et provoqué la défiance des équipes des magasins (il y avait eu plusieurs plaintes de clients avec la SFAM, qui était un partenaire d’iHealth). Tell Me a été créé par « des gens de valeur », insiste un connaisseur du dossier, et a tout fait pour trouver un partenaire financier, mais personne ne l’a suivi. Vous connaissez la suite.
Des employés passionnés, mais dégoûtés
Aujourd’hui, une quarantaine de personnes est à la recherche d’un emploi. S’il reste bien un seul magasin Xiaomi en France (celui des Champs-Elysées, qu’iHealth Labs a conservé pour sa visibilité), tous les autres ont subitement fermé. Une situation que l’on imagine mal réversible, vu que les six boutiques fermées ont été saisies par les autorités. Le retour à la normale promis par Xiaomi n’est pas possible, même s’il est probable que de nouveaux magasins Xiaomi finissent par rouvrir un jour (la marque ne cesse de progresser en France, elle aura besoin de points de démonstration pour montrer son catalogue).
L’investissement des salariés dans leurs magasins semble sincère ; ces derniers se disent aujourd’hui dégoûtés. « C’était une expérience formidable, mais je n’aurais plus jamais confiance », nous explique l’un d’entre eux. S’il est peu probable que cette affaire ait un impact sur les ventes de Xiaomi, il s’agit assurément d’un fiasco pour l’entreprise. D’autant plus qu’elle aurait pu le prévenir.
La réponse de Xiaomi à notre enquête
Contacté par Numerama en amont de la publication de cet article, Xiaomi France a accepté de répondre à certaines de nos questions, tout en ignorant certains points comme la non-participation au business de Tell Me ou l’influence de la Chine dans ses décisions. Voici le communiqué envoyé par la marque :
« Les magasins Xiaomi Store ont toujours fait partie de la stratégie de distribution de Xiaomi. Ces détaillants indépendants, qui se conforment aux hauts standards fixés par Xiaomi et aux directives de la marque, vendent des produits Xiaomi officiellement autorisés. Ces emplacements continueront de faire partie des services de Xiaomi en Europe occidentale. Cependant, les magasins Xiaomi Store sont des magasins de détail indépendants, et non des partenaires franchisés, et sont donc détenus et exploités par les parties tierces, qui sont seuls responsables de leurs opérations et de leurs finances.
Chez Xiaomi France, nous comprenons que les points de vente sont importants pour l’expérience de nombreux utilisateurs. Pour cette raison, nous évaluons toutes les possibilités pour l’avenir, y compris les nouveaux points de vente physiques potentiels. Nous continuerons d’être fortement présents ici en France, comme nous l’avons été depuis notre entrée sur le marché. Nos opérations quotidiennes et les activités de notre centre de R&D se poursuivront, et notre portefeuille de produits et services restera disponible via une variété de partenaires, de détaillants et d’opérateurs, en plus de notre plateforme de commerce électronique : mi.com. »
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