Internet est entré dans l’air du « cringe » ; nous sommes de plus en plus nombreux et nombreuses à accepter d’être gênants en ligne, voire d’en faire une force. Lucie Ronfaut en parle cette semaine dans sa newsletter #Règle30, produite par Numerama.

Quand j’avais 18 ans, j’ai déménagé à Paris pour mes études. J’en rêvais depuis le lycée : quitter la ville où j’ai grandi, devenir une femme cool, mystérieuse et habitant dans un placard à balais au loyer presqu’aussi élevé que celui de la maison de mes parents. De cette période de grands changements, je garde surtout en tête un souvenir ridicule. Quelques jours après mon déménagement, je me suis baladée dans Paris, vêtue d’une tenue choisie avec soin. J’avais même négocié auprès de ma mère qu’elle me cède sa vieille paire de santiags. Hélas, à peine sortie du métro, je me suis viandée sur le quai humide, le collant filé et l’une de mes chaussures valdinguant lamentablement loin de mon pied.

La newsletter #Règle30 est envoyée tous les mercredis à 11h. 

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J’ai 31 ans et je suis mortifiée de partager cette anecdote. Mais si j’avais 18 ans aujourd’hui, j’aurais sans doute raconté ma mésaventure sur TikTok. Sur l’application (et plus généralement sur les réseaux sociaux) les contenus gênants sont populaires. On en retrouve beaucoup sous le hashtag #ick (1,4 milliard de vues, au moment où j’écris cette newsletter), soit la sensation de gêne intense que l’on peut ressentir lors d’une situation de malaise. Des personnes y racontent leurs histoires embarrassantes, ou se moquent d’évènements gênants plus globaux : le combat perdu entre l’ancienne Première ministre britannique Liz Truss et une laitueles avatars sans jambes du métavers de Meta, la mascotte des Jeux Olympiques 2024 ressemblant bizarrement à un clitoris, etc.

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Nous sommes entrés et entrées dans l’ère du cringe (du malaise), déclare cet article de la version anglaise de Elle (lu via la super newsletter Tech Trash). On a honte à cause de nos actions dans la vie physique, mais aussi numérique. Les emojis sont cringe ! Les GIF sont cringe ! Les gens qui paient pour un compte officiel sur Twitter sont cringe ! Les vieux sur internet sont cringe ! Les jeunes sur internet sont cringe ! Et d’ailleurs, est-ce qu’aller sur internet tout court, ce n’est pas un peu cringe, aussi ? Personne n’échappe à ce sentiment d’humiliation, et surtout à la tentation de l’imposer aux autres. Car cette pratique s’adapte finalement très bien à la réalité du web d’aujourd’hui. Pour être viral, il faut que les gens puissent s’identifier à vous, ou bien les attaquer. Cet été, je vous parlais des travaux de la mathématicienne américaine Cathy O’Neil pour qui les réseaux sociaux sont des « machines à honte » qui profitent financièrement de nos petites et grandes humiliations publiques.

Pourtant, nous ne sommes pas obligées et obligés de subir le cringe, ou d’exploiter notre honte au bénéfice des grandes plateformes en ligne. Auto-revendiquée, notre gêne peut devenir une source de pouvoir et de réconfort, particulièrement quand on fait partie des marges du web et qu’on n’a ni l’envie, ni intérêt à se plier aux règles tacites des réseaux sociaux.

Par exemple, je trouve réjouissants (et hilarants) les efforts de la communauté de Tumblr d’avoir l’air la plus gênante possible pour chasser d’éventuelles célébrités, marques ou autres personnes cools qui souhaiteraient s’y installer. J’ai aussi beaucoup de tendresse pour les gens qui revendiquent leurs goûts ridicules en ligne, qu’il s’agisse de fanfictions omegaverse, de mèmes à l’effigie des Minions ou de publier des « pouets » plutôt que des tweets. Il y a une différence entre le malaise justifié que l’on ressent vis-à-vis des sphères de pouvoir (hommes et femmes politiques, célébrités, grandes plateformes en ligne, marques, entrepreneur qui décide de détruire un réseau social de l’intérieur parce qu’il a trop d’argent) et reconnaître que parfois, on glisse sur un quai de métro, car il a plu et qu’on porte des talons pour la première fois. Être cringe, c’est être humaine.

La revue de presse de la semaine

TikTok et voile

J’ai trouvé passionnant cet article de Médiapart qui revient sur un phénomène qui inquiète depuis peu le gouvernement : des jeunes femmes musulmanes qui se mettent en scène sur TikTok avec leur voile et qui critiquent les interdictions vestimentaires en vigueur dans leur collège ou leur lycée. Le ministère de l’Éducation nationale parle même de « cyberatteintes à la laïcité » Mais entre de la mise-en-scène de soi typique des réseaux sociaux, difficulté de trouver sa place dans les différentes injonctions à la féminité, et algorithmes de recommandation qui enferment les jeunes internautes, la pratique est en vérité bien plus complexe qu’il n’y paraît. C’est à lire par ici.
 

Toxicity

Le Monde est revenu sur les dénonciations des violences en ligne subies par les streameuses de jeux vidéo, en adoptant cette fois-ci l’angle de la recherche : comment peut-on expliquer la toxicité du milieu du gaming, particulièrement dans le streaming ? Des relations parasociales exacerbées et une acceptation plus grande qu’ailleurs de la violence, nous expliquent psychologues, chercheurs et chercheuses. C’est à lire par là.
 

Burn-out éthique

Ces dernières années, l’éthique dans l’intelligence artificielle s’est imposée comme un enjeu essentiel dans l’industrie du numérique. Une bonne nouvelle pour nous, mais pas forcément pour les spécialistes du sujet, peu nombreux et nombreuses, et qui font face à une pression énorme de la part de leurs employeurs, des régulateurs et du grand public. Parfois au prix de leur santé mentale et physique. C’est à lire (en anglais) sur le MIT Technology Review.


Sexy

Je parle régulièrement dans cette newsletter des interactions entre le web et le sexe. Car sans internautes cherchant à avoir des relations sexuelles ou à parler de ce qui les excite, l’Internet tel que nous le connaissons aujourd’hui n’existerait pas. C’est le sujet d’un livre écrit par la journaliste américaine Samantha Cole, qui est interviewée dans un podcast passionnant chez ViceC’est à écouter (en anglais) par ici.

Quelque chose à lire/regarder/écouter/jouer

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Vous commencez par mourir. Vous voici fantôme errant dans un étrange monde coloré, à la recherche de votre dernière destination, sans trop savoir à quoi elle ressemble vraiment. Sur votre chemin, vous croisez d’autres défunts et défuntes. Ils et elles sont tristes, perdues, résignées, soulagées, ou simplement contentes de profiter d’un peu de repos ou de retrouver leurs proches, mortes plus tôt. Car dans ce jeu comme dans la vie, il y a bien des manières de se séparer.

How to say goodbye est un puzzle game français (co-produit par Arte) qui parle de deuil. Il n’est pas facile d’écrire de la fiction sur la perte et encore moins de la consommer. Le jeu débute d’ailleurs par une scène un peu perturbante : on doit choisir le prénom du personnage principal, qui vient de mourir. On hésite à lui donner le sien (glauque), celui d’un·e proche décédée (encore pire). Finalement, j’ai laissé le logiciel choisir pour moi. J’ai donc accompagné une certaine Beatrix dans son chemin vers l’au-delà.

J’ai été très touchée par la poésie et la douceur de How to say goodbye, et aussi franchement divertie. Contrairement à certains jeux vidéo à message, celui-ci ne fait pas l’impasse sur son aspect ludique : les puzzles sont exigeants et font vraiment écho au scénario, plutôt que de servir de prétexte narratif. La frustration face à une énigme particulièrement difficile rappelle l’impuissance face à la perte. Et la joie de la résoudre n’est pas loin de la satisfaction de progresser, enfin, dans son deuil.

How to say goodbye, disponible sur Nintendo Switch, PC, iOS et Android

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