Et si le comportement erratique d’un milliardaire nous permettait de réaliser que Twitter est devenu, en quelques années, un tombeau où se côtoient les pires travers du web ? En cassant son jouet, Elon Musk pourrait paradoxalement nous en sauver.

Twitter est cassé. Connectez-vous quelques minutes au réseau social et vous verrez de nombreux messages de cet acabit essaimer sur la plateforme, depuis son rachat par son erratique nouveau patron fin octobre.

Les internautes se trompent toutefois : Elon n’a pas cassé Twitter, la plateforme est caduque depuis des années. Et Musk pourrait paradoxalement nous permettre de sortir enfin la tête de l’eau.

Plus un jour ne passe sans que le milliardaire ne prouve ce que certains signalaient depuis longtemps : en plus d’être un menteur compulsif, Elon Musk se comporte en mini-dictateur dans un royaume qu’il a décimé. Twitter ne tient plus que sur quelques employés contraints de modifier les conditions d’utilisation dès qu’une brise fait tourner la girouette dans un sens ou dans l’autre.

La pastille bleue de certification disparaît, réapparaît, devient dorée, les liens vers Mastodon sont censurés, puis non, puis c’est au tour d’Instagram et Facebook d’être exclus, des journalistes sont sommés de dégager, puis peuvent revenir, mais d’autres restent suspendus, des photos de profil deviennent carrées, certaines entreprises peuvent avoir une double vignette, le droit de vote devient payant et soudain, on se prend cette réalisation, comme une gifle en plein milieu des Oscars : tout ceci n’est qu’une vaste farce.

Le web 2.0 tel qu’il existe nous a retiré le droit à l’indifférence

Voilà des années que le monde politico-médiatique tourne en vase clos sous le chapiteau d’un même cirque où les utilisateurs sont à la fois les spectateurs et le spectacle. Des années que les mêmes Twittos tweetent et les mêmes followers retweetent, victimes pseudo-conscientes des algorithmes qui récompensent les émotions les plus négatives par une viralité éphémère. Des zombies assoiffés de notifications qui se comportent en ligne comme ils ne se comporteraient jamais en face.

« Les gens ne réagissent pas comme ça aux choses dans la vraie vie », assénait récemment Rebecca Jennings, journaliste et chroniqueuse, dans un excellent article de Vox qui décortique les grotesques mécanismes d’emballement sur Twitter. « C’est seulement sur les plateformes que les controverses et le drama sont priorisés, car ils génèrent de l’engagement, là où nous sommes récompensés pour nous détester les uns les autres. » Où l’on en vient à détester une femme qui tweete qu’elle adore boire un café avec son mari sur sa terrasse en discutant des heures.

Le web n’était pas censé fonctionner comme ça.

Les humains ne sont pas censés fonctionner comme ça.

Personne ne devrait avoir un avis sur tout, en permanence. Twitter a donné l’illusion que chaque parole se valait, que chacun avait intérêt à réagir aux moindres gazouillis. Où les polémistes polémiquent et les partagent pleuvent, et soudain la réaction d’un anonyme est mise en exergue par un compte certifié, comme s’il s’agissait de son plus grand ennemi, et la machine repart de plus belle.

Le web 2.0 tel qu’il existe nous a retiré le droit à l’indifférence.

Où dire « je ne sais pas » en ligne ne rapportera aucun like, aucun retweet, aucune gratification de son entourage virtuel.

Où l’on finit par ne parler plus qu’en expression clé en main, avec un bonus pour celui qui déclamera la phrase la plus grandiloquente et la plus vide (et qu’importe si elles se contredisent entre elles).

Où il convient d’être pour la liberté d’expression absolue (car qui pourrait s’opposer à la liberté ?) et contre la censure (même lorsqu’ils nourrissent les clivages, la haine ou partagent des messages transphobes), supposément mourir pour que les gens puissent verbaliser leur racisme, leur homophobie ou leur sexisme, et si vous n’êtes pas d’accord avec ça, vous êtes au mieux fermés d’esprit, au pire un danger pour la démocratie.

Le web n’était pas censé fonctionner comme ça, car aucune plateforme ne devrait réunir 200 millions d’individus chaque jour et les autoriser à fondre sur le moindre individu qui laisse dépasser un bras.

Elon Musk change les règles dès qu'il en ressent l'envie // Source : Numerama
Elon Musk change les règles dès qu’il en ressent l’envie // Source : Numerama

Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’indignation

Pendant des années, on a jugé que les internautes vivraient enfermés dans des bulles à cause du web et se couperaient des autres, alors que les gens n’ont jamais été autant exposés à des opinions contradictoires. Même Elon Musk, pourtant noyé sous les éloges de ses proches dithyrambiques, ne peut ignorer une foule entière qui le hue lorsqu’il monte sur scène aux côtés de Dave Chappelle. Ou 10 millions de personnes qui votent pour sa démission de la tête de Twitter.

Avec leur fonctionnement centralisé, les plateformes comme Twitter ont apporté une réponse à un besoin qu’elles ont créé : combattre le FOMO (fear of missing out), la peur de manquer, de ne pas être à la page, de louper le scandale dont tout le monde parle. Si demain, tout ce petit monde venait à se répartir en de multiples instances Mastodon, comment pourrais-je faire savoir à tout le monde que je m’oppose à la femme au café sur sa terrasse, et obtenir un maximum de retweets ?

Les études montrent qu’il n’y a pas que les bulles de filtre qui peuvent radicaliser des individus : plus les gens sont exposés à des idées opposées en ligne, plus ils se radicalisent également. Aucun algorithme n’est neutre, d’ailleurs, la droite est largement amplifiée par Twitter, même si elle hurle l’inverse à longueur de journée. Mais qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’indignation : la forme des discours a largement dépassé toute rationalité sur le fond. De toute manière, les faits ne nous font pas changer d’avis. L’important, c’est l’engagement. Et les utilisateurs et utilisatrices sont loin d’être les principaux responsables de ces travers, victimes des dark patterns et algorithmes pernicieux qui maximisent la retenue de l’attention.

Sur Twitter, il n’y a jamais eu de prime au silence.

En incarnant le pire de notre monde, Elon Musk peut nous sauver de ses dérives

Le ridicule de la situation s’affiche désormais comme le nez au milieu de la figure, maintenant que l’on réalise que cet univers virtuel parallèle peut s’écrouler comme un château de cartes, au bon vouloir d’un seul homme.

Twitter est une entreprise privée qui fait ce qu’elle veut de nous depuis le début, mais ça, c’est également une opinion clé-en-main qui manque de nuance. Il existe normalement des garde-fous, législatifs comme moraux, en place depuis des années, que Musk est en train d’abattre comme s’il n’y a pas de lendemain. Montrant que les règles n’engagent que ceux qui les respectent.

En cela, Elon Musk est peut-être notre sauveur.

Il est l’incarnation d’un néolibéralisme poussé à son paroxysme, d’un monde qui tolère, voire qui encourage, qu’une poignée d’hommes puisse peser plus de 100 milliards de dollars chacun. Qui a créé un environnement dans lequel un seul homme peut avoir assez de moyens pour acquérir la plateforme de communication la plus utilisée par les dirigeants mondiaux, les journalistes, les élites, sans aucun contre-pouvoir.

La puissance de Musk, qui grandit autant que sa brillance décline (causant la perte de Tesla, l’une des entreprises les plus intéressantes du 21e siècle), est un signal d’alerte fort : attention, nous sommes collectivement entrés en zone rouge. Coupez le moteur et attendez qu’il refroidisse.

En allant si loin, si vite, le milliardaire aura aidé les internautes à comprendre que rien ne leur appartient en ligne : nous ne sommes que des touristes, qui consomment et alimentent le système.

Source : Nino Barbey pour Numerama
Plusieurs Elon Musk (alors qu’un, ça fait déjà beaucoup). Source : Nino Barbey pour Numerama

Twitter a encouragé des choses magnifiques. Des mouvements sociaux, des rencontres, des débats, des gaffes hilarantes, des partages de mèmes mémorables. Mais le gain vaut-il encore ce que l’on y perd au quotidien, en temps et en santé mentale ? Le web n’était pas censé fonctionner avec une telle concentration des outils, une addiction aux shoots de dopamine à chaque retweet et une animosité virtuelle grandissante. Le web n’est pas censé nous pousser à commenter toutes les photos d’Emmanuel Macron à la Coupe du Monde, tout comme il n’est pas là pour accueillir nos râleries publiques sur les gens qui commentent les photos d’Emmanuel Macron à la Coupe du Monde.

Il n’y a plus qu’une chose à espérer : qu’Elon Musk termine de casser Twitter.

Puissent les internautes déchus prendre leur radeau et partir s’échouer sur une multitude de petites îles, qu’elles s’appellent Discord, Mastodon, Reddit ou même des plus petits forums thématiques. Des endroits plus calmes, plus doux. Même si le grand exode n’est pas pour tout de suite, il s’agit de la première fois depuis les débuts du web 2.0 que les utilisateurs et utilisatrices prennent au sérieux la possibilité d’un monde numérique alternatif.

Molly White, chercheuse et ingénieure derrière le site Web 3 Is Going Just Great, n’a de cesse de le rappeler : « Malgré la légende urbaine qui voudrait que les gens soient enchaînés à des géants du web, il n’a jamais été aussi simple et bon marché de créer et déployer son propre site ou son propre blog qu’aujourd’hui, et ça déchire. » Alors, prenons notre envol.

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