Lorsque j’ai vu passer les premières illustrations générées par IA, il y a quelques mois, ma réaction initiale a été l’étonnement (wow, comment arrivent-ils à faire cela ?), puis s’en est aussitôt suivi un vague malaise. Comment un programme pouvait-il générer une image répondant à certains critères esthétiques, c’est-à-dire pouvant sembler « belle » ? Et surtout, était-il légitime de trouver « belle » une image derrière laquelle ne se trouvait aucun artiste ? Au début, le monde de l’art a été comme frappé de stupeur devant la soudaineté de cette innovation, puis, peu à peu, les artistes ont pris conscience du danger qu’elle représentait à terme. Pour tout le monde.
Avant tout, un bref rappel : depuis quelques mois, plusieurs sociétés ont mis au point des logiciels (le plus courant est Midjourney) qui permettent de générer automatiquement des images à partir d’une description textuelle. Ils sont basés sur des intelligences artificielles (IA), ce qui signifie qu’ils « apprennent » peu à peu, et que leurs performances s’améliorent donc (rapidement) avec le temps.
Ces programmes fonctionnent de la manière suivante : ils ratissent internet afin de constituer une énorme base de données de toutes les images qui s’y trouvent, œuvres d’art en tout genre, photos professionnelles ou même personnelles (oui, oui, vos photos de famille aussi), images de films ou de jeux vidéo.
Ensuite, selon la description textuelle (prompt) donnée par l’utilisateur (« une fourmi astronaute avec la tête de Tom Cruise dans le style de Rembrandt »), ils puisent dans cette base de données pour mélanger des bouts d’images de plusieurs sources différentes afin d’en constituer une nouvelle, en appliquant au passage des traitements spécifiques destinés à imiter telle ou telle technique (peinture à l’huile, aquarelle…) ou le style de tel ou tel artiste (sa patte graphique).
Même s’ils peuvent paraître « cools » au premier abord, ces générateurs d’images font peser à moyen terme un réel danger sur toute la création artistique.
L’inspiration, comme l’art, ne peut qu’être humaine
D’un point de vue philosophique, d’abord. C’est l’angle le plus difficile à aborder, car il fait appel à des notions floues et parfois contre-intuitives. Le Petit Robert définit l’art comme : « Expression d’un idéal esthétique ; ensemble des activités humaines créatrices visant à cette expression. »
« Humaines », le mot est lâché. L’art est l’expression esthétique d’un humain. C’est là le point qui m’a posé le plus de problèmes au début de ma réflexion sur le sujet. Moi qui baigne depuis toujours dans le milieu artistique, j’ai de longue date défendu une appréciation de l’œuvre hors de tout contexte. Pour faire simple : si une image est belle, elle est belle. Point. Peu importe que son auteur ait mis dix ans ou dix minutes à la produire, seul le résultat compte. Alors, si une image générée par un programme semble belle, pourquoi ne pas la considérer comme de l’art ? Eh bien, en définitive, c’est très simple : parce qu’elle ne véhiculera aucun sens.
Je m’explique. L’art naît d’une idée ou d’une vision qui jaillit dans l’esprit d’un artiste, traduite ensuite par celui-ci, selon sa personnalité et ses capacités techniques, en une œuvre finie. L’intérêt de la chose réside justement dans la transformation que la personnalité de l’artiste va imposer à cette idée, parfois sans même qu’il en ait conscience. Tous ceux qui ont l’idée de peindre la cathédrale de Rouen vont en donner une vision unique, en fonction de leur personnalité et des techniques qu’ils maîtrisent. Chaque œuvre sera différente, parce que chaque humain est différent. Chaque artiste apportera à l’œuvre un sens, c’est-à-dire une vision personnelle de la chose. Or, pour avoir une vision personnelle, il faut être une personne.
Demandez à une IA sa vision personnelle de la cathédrale de Rouen, elle ne produira rien, car elle n’a pas naturellement de personnalité, ni de culture visuelle, ni de style, et ne maîtrise aucune technique. Au mieux, elle vous donnera la définition Wikipédia, ou un plan au sol.
Pour qu’une IA génère quelque chose ressemblant à une vision artistique de la cathédrale, il faudra l’avoir abreuvée au préalable du travail d’artistes humains. À partir de cette base de données, elle pourra alors imiter tel ou tel style, plus ou moins bien.
Parfois, face à cet argument, les utilisateurs des IA rétorquent que ces programmes ne font que « s’inspirer » du travail des autres, comme les font les artistes eux-mêmes. Spoiler : non, ces programmes ne s’inspirent pas, ils plagient.
L’inspiration consiste à tirer un enseignement esthétique du travail d’un autre, se l’approprier et en donner sa propre version, déformée par le prisme de sa personnalité. Comment un programme pourrait-il extraire le sens esthétique d’une œuvre, puis le transformer par sa personnalité, puisqu’il en est dépourvu ? L’inspiration, comme l’art, ne peut être qu’humaine. Un programme ne « s’inspire » pas, il ne fait qu’agglomérer des morceaux d’œuvres copiées, selon les instructions de l’utilisateur.
Là, en général, les utilisateurs des IA lancent un ultime argument : les images IA ne sont pas du plagiat, ou alors, il faut condamner tous les artistes dont le style ressemble à celui d’un autre artiste.
En fait, ils confondent « inspiration » et « copie bête », voire plagiat. En réalité, chez les artistes, la copie ou le plagiat existent aussi. Sauf que, lorsqu’un plagiat est avéré, il est puni par la loi.
Et même l’inspiration « un peu trop évidente », celle qui frôle le plagiat sans en être vraiment, bien que non punissable par la loi, pose problème. Si demain, je commençais à produire des images en copiant ouvertement le style de Moebius, apprécieriez-vous ? Non, vous me direz, avec raison : François, tu n’inventes rien, tu ne fais qu’imiter bêtement, ça n’a aucun intérêt.
L’inspiration, ce n’est pas copier, ni imiter et encore moins plagier. L’inspiration, c’est transformer. Pour conclure ce premier point (pas de panique, les suivants sont plus courts) : les IA génèrent des images, c’est d’accord, mais pas de l’art.
Je précise aux aigris qu’il ne s’agit pas là de défendre un quelconque pré carré, un « privilège » d’artiste, simplement de rappeler que les mots ont un sens.
Les générateurs d’images comme Midjourney volent le travail des artistes
Le point de vue moral et juridique, maintenant. Là, c’est plus simple : les générateurs d’images par IA volent le travail des artistes.
C’est même leur principe de fonctionnement. Puisque, comme je viens de le dire, les IA, n’étant pas humaines, n’ont ni talent, ni personnalité, ni technique, elles ne peuvent donc répondre aux demandes des utilisateurs sans aller puiser dans leur base de données de millions d’œuvres existantes.
Or, pour la plupart, ces œuvres sont protégées par le droit d’auteur. Donc, ces entreprises se servent du travail des artistes sans leur demander leur avis et, cela va de soi, sans les rémunérer.
Du point de vue moral, ces programmes ne poseraient aucun problème à aucun artiste, si leur base de données était légale. Mais elle ne l’est pas. Ces entreprises le savent, bien évidemment, mais comptent sur le fait qu’aucun des artistes spoliés n’a les moyens de s’opposer à eux juridiquement.
Remarque de dernière minute : je viens de voir passer une interview du patron de Midjourney, David Holz, pour Forbes. Sa réponse au sujet du non-respect du droit d’auteur est confondante de cynisme : il reconnaît que le système qu’il a mis au point récupère des centaines de millions d’images, et qu’il lui est tout simplement impossible de savoir si elles sont protégées et à qui elles appartiennent, mais que cela ne l’empêchera pas de continuer. On croit rêver.
J’en profite pour apporter une précision : parfois, lors des discussions sur ces sujets, je m’aperçois que la plupart des gens ne savent pas vraiment en quoi consiste le droit d’auteur ; pire, celui-ci est parfois perçu comme un « privilège ». Pourtant, le droit d’auteur est ce qui permet à l’immense majorité de l’art d’exister. Sans lui, seuls les riches héritiers pourraient devenir artistes.
Le principe est très simple : pour utiliser une œuvre commercialement, il faut rémunérer l’artiste. Par exemple, si un éditeur veut utiliser une de mes illustrations pour la couverture d’un roman, il doit me payer. Je suis obligé d’insister sur ce point, car, aussi étonnant que cela puisse paraître, beaucoup de gens ne comprennent pas qu’un artiste soit rémunéré : si une entreprise gagne de l’argent grâce à mon travail, je dois en percevoir une partie.
Exactement comme n’importe quel salarié, en fait. Votre employeur gagne de l’argent grâce à votre travail, en contrepartie, il vous rémunère pour cela. C’est simple et, pourtant, vous n’imaginez pas le nombre de trolls gens qui reprochent aux artistes de vouloir gagner leur vie en vendant leur art. Comme si artiste n’était pas un métier.
Oui, artiste est un métier. Oui, contrairement aux IA, les artistes mangent (souvent des pâtes) et se chauffent, ils payent des factures et des impôts comme tout le monde. Ce ne sont pas des privilégiés. Ce sont des travailleurs. Passionnés, certes, mais travailleurs.
Et ces travailleurs, nous en avons tous besoin, collectivement. Vous pensez peut-être que le problème actuel ne concerne que les artistes. Détrompez-vous. Même si vous croyez ne pas vous intéresser à l’art plus que cela, vous en « consommez » en fait toute la journée sans vous en rendre compte. Tout le design graphique (logos et mise en page), tout le design industriel (les objets, les voitures), tout le design textile (vos vêtements), l’architecture, etc. La liste est longue.
L’art est partout. Or, sans droits d’auteur, pas d’artistes. Et, sans artistes, je vous laisse imaginer la tristesse du monde dans lequel nous vivrions.
La mort des « petits jobs » pour les artistes ?
D’un point de vue pratique, ensuite : pas d’art sans artiste.
Devenir artiste, c’est très long. Cela requiert des années d’entraînement et d’obstination, passées à exercer son œil et sa main, à se cultiver, à observer, etc. Au début de sa carrière, un artiste n’a, en général, pas un niveau suffisant pour vraiment en vivre. Il doit donc se contenter de commandes peu intéressantes et souvent mal payées. Par exemple, réaliser des couvertures de romans pour de petites maisons d’édition (je dis cela sans aucun mépris pour les petits éditeurs, c’est juste factuel). Ok, le job est mal payé et pas forcément très valorisant, mais il permet de s’affirmer dans ce milieu et, peu à peu, de se faire un nom.
Petit à petit, si l’on est persévérant, la paye s’améliore, les propositions sont plus intéressantes et, surtout, au contact du monde professionnel, l’artiste développe et mûrit son style. Ainsi ont émergé tous les plus grands.
Or, avec l’apparition de ces générateurs d’image par IA, beaucoup d’entreprises qui font habituellement travailler ces jeunes artistes vont être tentées de s’en passer. Juste pour faire l’économie de quelques centaines d’euros (le prix d’une couverture faite par débutant), certains choisiront de générer une image par IA. Certes, elle ne sera pas terrible et probablement pas en rapport avec le contenu du livre, mais ce sera plus simple et plus économique. Le résultat à terme ? Sans possibilité de se lancer, la plupart des artistes disparaîtront. J’ai pris l’exemple des illustrateurs, mais ce raisonnement s’applique à tous les artistes.
Dans le fond, à titre personnel, je ne devrais pas me sentir concerné. J’ai passé la cinquantaine (je sais, je sais, je ne les fais pas), ma carrière est installée, les gens me connaissent, je ne suis donc pas vraiment menacé par les IA. Mais je pense à tous ces jeunes artistes qui verront leur avenir tué dans l’œuf juste à cause de ces entreprises sans foi ni loi. Tous ces génies avortés qui ne créeront jamais les grandes œuvres que nous aurions pu admirer demain.
Inutile de me dire que je dramatise : cela a déjà commencé. Plusieurs éditeurs ont franchi le pas, et pas forcément les plus petits. Récemment, Michel Lafon, par exemple pour ne citer qu’eux.
Pour avoir été concept artist dans l’industrie du jeu vidéo et du cinéma durant de nombreuses années, je ne doute pas que certains studios se servent déjà des IA dans leur processus de préproduction, sans toutefois le dire, parce que c’est encore un peu honteux.
Heureusement, d’autres, conscients du péril qui pèse sur l’art, ont déjà pris position sur le sujet. Le réalisateur oscarisé Guillermo del Toro a affirmé qu’il n’aurait jamais recours à ces programmes, et certains directeurs artistiques de studios de jeu vidéo ont emboité le pas, ainsi que le célèbre éditeur de jeux de rôles, Chaosium.
J’en profite pour réfuter un commentaire que j’ai souvent vu passer sur ce sujet : « On n’arrête pas le progrès, aux artistes de s’adapter. »
Cette confusion entre innovation et progrès est malheureusement très courante. En l’occurrence, les générateurs d’images par IA ne sont pas un outil qui permettrait aux artistes de créer mieux ou plus vite (telle que la tablette graphique, par exemple), mais des programmes qui vont imiter de vrais artistes, piller leur style, et le régurgiter pour que certaines entreprises fassent des profits. D’un point de vue technique, ce sont des innovations ; mais, je ne vois pas où se trouve le progrès pour l’art ou pour les artistes, encore moins pour l’humanité en général.
Il est naïf de penser qu’une innovation représente nécessairement un progrès. La fusion de l’atome est une innovation ; celle-ci mène à un progrès lorsqu’elle aboutit à une centrale qui produit de l’énergie propre et quasi infinie, mais l’est-elle toujours lorsqu’elle aboutit à la bombe H ?
Ces IA sont impressionnantes techniquement, mais elles ne sont pas un progrès.
Tous les métiers sont concernés par l’IA
La question est simple : voulons-nous vivre dans un monde où tout « l’art » sera produit par des IA ? Des IA qui, faute d’artistes à phagocyter, puisqu’ils auront disparu, se nourrira de la production d’autres IA, dans un cercle autophage infernal. Perspective profondément déprimante s’il en est.
À la vitesse de développement des nouvelles technologies, je crains que, d’ici cinq ou dix ans à peine, nous soyons submergés de romans, de mangas, de films, de séries ou de musiques entièrement synthétiques, dans la création desquels plus aucun humain n’aura été impliqué. J’espère me tromper. Je l’espère, vraiment.
Par ailleurs, vous pensez peut-être qu’il ne s’agit que d’une tempête dans le verre d’eau du milieu artistique ? N’en soyez pas si sûr. À terme, quasiment tous les métiers seront concernés, cela ne fait aucun doute.
C’est tombé sur les illustrateurs en premier, et tous les métiers artistiques suivront probablement rapidement. Mais les professions non artistiques subiront tôt ou tard le même assaut. Inévitablement. Quel métier peut vraiment se considérer comme irremplaçable par une IA ? Il y a là une véritable question de société à se poser.
Je conclurai sur le constat effaré du cynisme absolu de ces développeurs d’IA : de tous les usages formidables (comme la recherche médicale, par exemple) qu’on aurait pu faire des programmes basés sur des intelligences artificielles, ces entreprises ont choisi de créer un système d’automatisation du vol d’images d’artistes… chapeau bas.
Vous êtes un ou une artiste et vous voyez Midjourney d’un autre œil ? Vous souhaitez témoigner sur votre rapport aux nouvelles technologies, si votre métier ou votre passion est bouleversée par le développement du numérique, d’une manière positive ou négative, écrivez-nous : marcus[@]humanoid.fr
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