« Techtopie », c’est le terme que Carolyn Chen a imaginé pour qualifier le mode d’organisation qui semble prévaloir dans la baie de San Francisco, lieu de résidence des plus grandes firmes technologiques du monde telles qu’Apple, Facebook ou Google. La « Techtopie », est une société dans laquelle les travailleuses et travailleurs qualifiés se dévouent entièrement à leurs professions et à leurs entreprises, encouragés par leurs responsables, désormais prêts à prendre en charge leur bien-être spirituel pour accroître leur productivité.
Carolyn Chen est sociologue des religions, professeure à l’Université de Berkeley en Californie. Elle publie en 2022 un essai intitulé Work Pray Code : When Work Becomes Religion in Silicon Valley (Priceton University Press, 2022). Fruit d’une enquête de 6 ans, au cours de laquelle elle s’est entretenue avec une centaine de travailleurs de la tech dans la Silicon Valley, elle a accepté de nous partager les principales conclusions de son enquête. Interview.
Lorsqu’on imagine les travailleurs de la tech, on pense à des ingénieurs plus passionnés par les sciences algorithmiques que par les rituels religieux. Pourquoi décrivez-vous la Silicon Valley comme l’un des lieux « les plus religieux des États-Unis » ?
Carolyn Chen — Cela semble en effet contre-intuitif. La Silicon Valley est réputée pour être l’une des régions les moins religieuses des États-Unis si l’on s’en tient aux chiffres : le taux de participation religieuse et de taux de fréquentation des lieux de culte est très faible. C’est la raison pour laquelle j’ai été très surprise de découvrir un sens du sacré aussi développé dans la Silicon Valley.
On restreint encore aujourd’hui trop souvent le sacré aux éléments religieux, or en faisant cela, nous passons à côté de beaucoup de choses dans la manière dont les individus expérimentent le fait religieux dans notre ère contemporaine. Si l’on pense à la « religion » comme toute institution qui encadre et façonne nos croyances et notre spiritualité, alors nous devons penser en dehors du cadre strict de la religion pour voir comment les organisations laïques encadrent et façonnent également notre foi, notre spiritualité, nos rituels.
La thèse de votre livre est que le travail se substitue à la religion, notamment dans sa dimension sociale, apportant un sentiment d’appartenance aux salariés qui viennent travailler dans les grandes entreprises technologiques.
Carolyn Chen — J’ai tenté de replacer mon étude sur la Silicon Valley dans le contexte plus général du rôle occupé par la religion aux États-Unis. La religion a été et est toujours le véhicule par lequel les Américains établissent leur identité, construisent leur communauté, donnent un sens à leur vie et expérimentent une forme de transcendance. Quand je dis que le travail a remplacé la religion dans la Silicon Valley, ce que j’avance, c’est que les lieux de travail remplissent désormais ces fonctions, notamment pour les travailleurs très diplômés, appartenant à ce que j’appelle l’ « économie de la connaissance ».
L’une des choses que je souligne dans mon livre, c’est que la plupart des travailleurs de la tech sont des individus issus de l’immigration. Ces « immigrés » qui s’installent dans la Silicon Valley ne viennent pas directement de l’étranger, ils viennent pour la plupart du Kansas, du Michigan, de New-York, des états beaucoup plus religieux que la baie de San Francisco. Et quand ils arrivent dans la Silicon Valley, ils sont pour la plupart des hommes célibataires, et sont en quelque sorte « déracinés » : ils n’ont plus d’institutions qui les soutiennent. Le lieu de travail vient ainsi remplir une fonction de liant communautaire, qu’assure traditionnellement l’institution religieuse.
On le sait, la politique des Big Tech dans la Silicon Valley est de répondre à tous les besoins de leurs salariés sur leur lieu de travail : ils mangent, se rencontrent et se divertissent sur site. Mais quelle est la place du spirituel dans ce néo-management ?
Carolyn Chen — Désormais, ces entreprises prennent aussi en charge le bien-être spirituel de leurs salariés pour les rendre plus productifs. Ces quarante dernières années, les entreprises ont changé leur culture de travail et pas juste dans la Silicon Valley : toutes les grandes entreprises américaines ont désormais une « mission », elles ont des « principes éthiques », un « mythe originel » et même un « dirigeant charismatique» pour certaines. Des éléments fondamentaux de toute organisation religieuse.
Et cet aspect spirituel de l’entreprise se retrouve dans le champ lexical des salariés, les travailleurs de la tech utilisent des termes comme « appel », « vocation », « joie » et même « amour » pour parler de leur travail. Ce sont des mots que les individus n’utilisaient pas auparavant pour décrire leur profession, ils les réservaient à la famille ou à la religion.
Un spécialiste en management m’a dit lors d’un entretien : « le sens au travail, c’est la nouvelle monnaie ». Ce qui veut dire qu’aujourd’hui, procurer du « sens au travail », c’est le nouvel or, c’est ce qui encourage les salariés à travailler toujours plus. J’ai vu des entreprises qui proposent des sessions de méditation, qui font intervenir des leaders spirituels pour donner des « conférences inspirantes ». D’autres entreprises proposent des « prestations bien-être », qui prennent la forme de retraites spirituelles ou de retraites de méditation.
Ce que vous découvrez au cours de vos entretiens avec des responsables en ressources humaines des entreprises de la tech, c’est que cette attention portée au bien-être spirituel des salariés est liée à la peur du « burn out ».
Carolyn Chen — Dans une économie industrielle, pour augmenter ses profits, l’entreprise peut trouver des matériaux moins chers ou de la main d’œuvre moins chère. Mais dans une « économie de la connaissance », parce qu’elle dépend de travailleurs très qualifiés, l’entreprise augmente ses profits en augmentant la capacité à travailler de ses salariés.
En ce sens, il est assez évident de voir en quoi le burn out entraîne une dévalorisation d’une entreprise dans l’économie de la connaissance. C’est la raison pour laquelle il est tellement important pour ces entreprises de porter une attention particulière au bien-être spirituel des salariés, afin que ce qui fait la valeur de l’entreprise ne soit pas dépréciée. Et comment augmenter la valeur d’un travailleur qualifié ? L’une des solutions peut être d’impliquer davantage le salarié dans son travail. Et pour ça, l’idée est d’amener les salariés à penser que le travail donne du sens à leurs vies.
Vous avez inventé un terme pour décrire l’importance de la dévotion au travail dans la Silicon Valley, le terme de « Techtopie ». Quelle réalité recouvre ce thème ?
Carolyn Chen — Je décris la Silicon Valley comme une « Techtopie », une société orientée vers le secteur technologique, dans laquelle le travail devient la plus haute forme d’épanouissement humain. Pour présenter les effets d’une telle organisation sociale, j’utilise une métaphore. Imaginez que toutes les institutions sociales soient représentées par des « magnets » : ces magnets sont en concurrence les uns avec les autres pour obtenir le temps, l’énergie et la dévotion des individus qui composent la société.
Dans une Techtopie, le lieu de travail est le plus grand et le plus puissant des magnets. Il monopolise le temps, l’énergie et la dévotion de la communauté. Tous les autres magnets — famille, communautés religieuses, associations, organisations politiques, clubs artistiques — sont des magnets beaucoup plus petits, et beaucoup plus faibles en comparaison de cet immense magnet. Si l’une de ces institutions souhaite obtenir un peu du temps et de l’énergie de la communauté, elle doit se mettre au service de cet immense magnet qu’est le lieu de travail technologique.
Et cela pose un problème majeur pour le tissu social dans ces territoires. Les personnes extérieures à ces lieux technologiques avec lesquelles j’ai pu m’entretenir — personnalités publiques, gérants de petites entreprises, représentants religieux — me disaient que les gens n’avaient plus le temps de s’engager en politique ou dans les associations locales. Les individus s’investissent tellement sur leur lieu de travail qu’ils finissent par déserter et par appauvrir le domaine public.
Vous avez terminé votre enquête en 2019, soit avant la pandémie de COVID-19. La démocratisation du télétravail ne remet-elle pas en cause vos conclusions sur l’avènement de la « Techtopie » dans la Silicon Valley ?
Carolyn Chen — J’ai effectivement écrit ce livre avant la pandémie, et depuis certaines choses ont changé dans la Silicon Valley, mais d’autres choses n’ont pas changé. Déjà, une chose qui n’a pas changé et qui s’est même accentuée : la fréquence des burn-out chez les travailleurs qualifiés. Parce qu’avec le télétravail, la frontière entre vie professionnelle et vie privée était encore plus floue. Et l’épuisement professionnel de ces travailleurs et travailleuses venait également du fait que tous les avantages sociaux et spirituels du travail étaient moins présents avec le télétravail.
C’est aussi pour cela qu’aujourd’hui les entreprises de la tech essaient de ramener leurs salariés sur leur lieu de travail. Et cela résonne avec la théorie de l’attirance de ce « magnet » : le travail n’est pas qu’une histoire d’argent, il vous donne d’autres choses, des choses invisibles.
On a pu constater tout de même une certaine contestation des salariés dans la Silicon Valley récemment : des salariés de Meta remettent en cause la stratégie de Mark Zuckerberg, certains salariés de Twitter ont démissionné suite à l’arrivée d’Elon Musk. Ne pensez-vous pas que la nouvelle génération des travailleurs qualifiés de la Silicon Valley pourrait refuser le modèle de la « Techtopie » ?
Carolyn Chen — J’ai pu observer un mouvement allant dans ce sens, notamment avec la génération Z qui arrive. Les plus jeunes disent qu’ils ne veulent pas avoir le même style de vie que leurs aînés. Aussi, ils ont commencé à travailler pendant la pandémie, et n’ont pas été socialisés de la même manière sur le niveau d’intensité et le niveau d’attente au travail dans le secteur, parce qu’ils ont commencé leur carrière à distance.
Mais il y a une chose qui vient contredire cette idée d’un changement de paradigme pour les salariés de la tech : il y a encore une adhésion silencieuse à cette mentalité dans les groupes éduqués. Je travaille à l’Université de Berkeley, et je constate que mes élèves veulent toujours avoir des jobs qui ont du sens, ils veulent que le travail soit la principale source de sens dans leurs vies. Ça n’a pas changé, et ça confirme l’hypothèse de l’avènement de la « Techtopie ».
L’essai Work Pray Code est en ligne gratuitement à ce lien.
Propos recueillis par Juliette Devaux
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