C’est le premier grand média international qui assume publiquement l’utilisation de l’outil conversationnel ChatGPT pour créer du contenu sur internet. Le groupe d’infodivertissement BuzzFeed va faire rédiger une partie de ses articles à moindre valeur journalistique, a annoncé Jonah Peretti, son CEO, dans un mémo interne obtenu par le Wall Street Journal le 26 janvier 2023.
Il s’agira à la fois de créer des quiz et de personnaliser certains contenus pour leur public, a souligné le WSJ. Jonah Peretti a expliqué qu’il estimait que l’intelligence artificielle allait aider le processus créatif et améliorer les contenus, tandis que les humains resteraient garants des « références culturelles » et pourraient écrire des « commandes inspirantes ».
ChatGPT (pour « Generative Pre-trained Transformer ») fonctionne en effet grâce à des commandes que l’on appelle « prompt », en anglais. Dans le cas présent, il s’agit d’ordres que l’on écrit afin d’aiguiller le chatbot dans la requête demandée. ChatGPT, que tout le monde a découvert à la fin de l’année 2021, est une itération de ce que l’on peut faire avec GPT-3, l’IA développée par OpenAI, qui rend ses fonctionnalités accessibles au plus grand nombre. Les professionnels et les entreprises peuvent aussi utiliser l’API d’OpenAI pour développer leurs outils personnalisés.
Le CEO de BuzzFeed estime que d’ici 15 ans, les IA permettront de « créer, personnaliser et animer le contenu tout seul ». Aujourd’hui, ChatGPT est peut-être très fonctionnel, mais il n’est que « nourri » de ce qui existait déjà sur le web (jusqu’à 2021). C’est d’ailleurs pour cette raison que certains spécialistes de l’IA tiennent à relativiser les prouesses de ChatGPT.
La multinationale ne devrait néanmoins pas imposer ces changements aux journalistes, qui traitent de sujets sérieux ou d’actualité. Cela n’a pas empêché certaines de s’inquiéter publiquement de cette nouvelle.
Cette annonce s’est ajoutée à une autre : un partenariat entre le groupe média et Meta, qui rémunère BuzzFeed pour l’aider à attirer plus de créateurs et créatrices sur Facebook et Instagram. L’action de l’entreprise (côté en bourse depuis l’an dernier) a explosé de +119 %.
BuzzFeed jette un pavé dans la mare
BuzzFeed s’est fait connaitre dans les années 2000 pour ses nombreux quiz au ton enlevé, avant d’ajouter une brique journalistique à ses activités, en embauchant le rédacteur en chef Ben Smith en 2011. Néanmoins, la majeure partie de son audience a toujours été dépendante des contenus plus légers, comme des articles à puces ou des listes.
En assumant demander à une intelligence artificielle de créer des quiz personnalisés, BuzzFeed provoque une onde de choc dans le monde des médias, dans lequel l’entreprise a toujours navigué comme une sorte d’ovni, capable de sortir des scoops journalistiques de qualité tout en inondant le web des quiz les plus désinvoltes.
Le débat est vaste. De prime abord, personne ne souhaite que tous les articles proposés sur le web proviennent de robots — la tentative de CNET a ainsi récemment fait un tollé, car le site tech avait manqué d’indiquer clairement que certains articles avaient été écrits grâce à GPT-3.
Néanmoins, de nombreux contenus à très faible valeur ajoutée pullulent déjà en ligne, sans qu’il ne soit indiqué qu’il s’agit de vulgaires traductions ou de copiés-collés. On pourrait ainsi voir, dans l’annonce publique de BuzzFeed, une certaine transparence sur leurs méthodes.
De même, certains articles, qui demandent peu d’application ou de travail de recherche, s’apparentent à du travail à la chaîne peu stimulant intellectuellement : en automatiser une partie pourrait faire gagner du temps aux rédacteurs et rédactrices, qui se focaliseraient sur d’autres missions à meilleure valeur ajoutée.
De surcroit, le groupe a longtemps été connu pour rémunérer faiblement, voire pas du tout, certains contributeurs. En 2019, Matthew Perpetua, chef des quiz, avait révélé après son renvoi, qu’une grande partie des rédacteurs et rédactrices des questionnaires de BuzzFeed n’étaient pas rémunérés. L’exemple d’une étudiante en particulier avait été beaucoup commenté : Rachel McMahon, était la deuxième autrice qui rapportait les plus grosses audiences du site à travers le monde, alors qu’elle n’était pas payée. Ses quiz auraient rapporté plus de 3 millions de dollars au groupe.
Progrès ou regression ?
Utiliser un robot plutôt qu’exploiter un humain pourrait être considéré comme un signe de progrès économique et social. Néanmoins, plusieurs nuances empêchent de céder à une comparaison si manichéenne.
- D’une part, on ne parle pas ici d’un travail à la chaîne, mais d’une production qui appelle à l’intellect et la créativité. On s’approche ainsi des débats qui enflamment le milieu de l’art, par exemple autour des prouesses de Midjourney, qui inquiètent beaucoup les artistes sur les notions de droits d’auteur et de création originale.
- D’autre part, rappelons que GPT-3 ne crée pas, techniquement, de contenu original. Il a été nourri par des milliards de contenus en ligne et hors ligne, et ne fait que proposer des textes à partir d’agrégats déjà existants. Pour le dire plus prosaïquement, après avoir exploité Rachel McMahon pour faire des économies, BuzzFeed va pouvoir générer de nouveaux quiz (encore plus rapidement et facilement) à partir des centaines de quiz qu’elle a inventés gratuitement, des années plus tôt.
- Si l’on se projette plus loin dans le futur, et en imaginant les dérives potentielles d’une telle utilisation, on peut considérer que les contenus de BuzzFeed finiraient par tourner en vase clos : des quiz robotisés qui s’inspirent d’autres quiz robotisés… et finissent par créer une masse de contenus non-originaux qui se replie sur lui-même.
Assumerez-vous d’apprécier un quiz fait par un robot ?
Il serait possible d’imaginer un futur positif, où humains et robots cohabitent, et dans lequel la création originale serait ainsi d’autant plus valorisée. Ce postulat ne fonctionne néanmoins que si l’on considère que tous les acteurs seront honnêtes et transparents. Or, connaissant les nombreux protagonistes du web, il est peu probable que cette sincérité soit omniprésente dans la chaine de production.
La décision de BuzzFeed a toutefois le mérite de mettre les pieds dans le plat concernant la faible qualité de nombreux contenus consommés en ligne. Elle entérine, cyniquement, le fait qu’une grande partie des internautes absorbe des productions inutiles, tout juste divertissantes, pour occuper leur attention.
Désormais, les internautes ne pourront plus échapper à la question : suis-je d’accord pour répondre à un quiz humoristique qui n’a pas été rédigé par un humain ? Que m’apporterait l’inverse ? Qu’est-ce que je recherche réellement en lisant ces productions ? Pourquoi voudrais-je absolument qu’un contenu à si faible valeur ajoutée émane de l’intellect d’un de mes pairs ? Les questionnements ne font que commencer.
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