Comme beaucoup, Christelle Lebailly a entendu parler de ChatGPT lors de sa sortie, fin 2022. L’intelligence artificielle développée par OpenAI commençait à faire parler d’elle, et certains observateurs parlaient déjà d’une révolution dans le milieu de l’intelligence artificielle. Christelle veut voir ce dont ChatGPT est capable. En tant qu’autrice, elle a une idée bien précise en tête pour tester l’IA : au lieu de lui demander de lui écrire des passages de codes ou de lui préparer un exposé, elle lui demande d’écrire une scène de poursuite dans les bois — et il faut qu’elle fasse peur.
ChatGPT s’exécute : « Jessica courait à travers les bois, les branches lui fouettant le visage tandis qu’elle zigzaguait entre les arbres. Les aboiements des chiens étaient de plus en plus proches, et elle pouvait entendre leurs grognements féroces alors qu’ils se rapprochaient dangereusement d’elle ». Christelle demande ensuite à l’IA de réécrire le paragraphe dans le style de l’autrice Virginie Despentes (« il a calé des gros mots partout en gros », rit Christelle), puis lui demande des conseils sur l’écriture d’un livre, etc. « J’ai été impressionné par ses réponses », raconte-t-elle aujourd’hui à Numerama par téléphone.
Christelle n’est pas la seule à avoir essayé ChatGPT, et à avoir été bluffée. Depuis l’apparition de l’IA, de plus en plus d’auteurs s’intéressent à l’outil : pour certains, il s’agit d’un formidable moyen d’écrire des livres ; pour d’autres, la pratique s’apparente à du « dopage », et l’écriture assistée par IA à de la triche. C’est tout le monde de la littérature qui est bouleversé par l’arrivée du chatbot, et par une question à laquelle il n’y a pas encore de réponse : ChatGPT pourra-t-il, un jour, signer des livres et remplacer les auteurs ?
ChatGPT, un « allié » pour certains écrivains
Malgré ces quelques essais, Christelle, qui a déjà écrit quatre livres, ne compte pas continuer d’utiliser ChatGPT. « Je fonctionne encore au papier et au stylo, je n’ai pas du tout le réflexe d’utiliser un ordi avec une intelligence artificielle ». Elle décide tout de même de parler de son expérience avec le chatbot dans une vidéo sur sa chaîne YouTube, et conclue en disant que ChatGPT pourrait bien devenir un « nouvel allié » pour les écrivains, même si cela lui semble encore lointain.
Pourtant, à son grand étonnement, « beaucoup de personnes m’ont dit en commentaire de la vidéo qu’ils se servaient déjà de ChatGPT pour faire leurs recherches, pour trouver des noms de ville, même pour avoir des idées sur ce qu’ils vont raconter, quelle va être la suite de la scène… », nous raconte-t-elle au téléphone. Sous la vidéo, des dizaines d’abonnés disent en effet se servir du chatbot, voire avoir déjà écrit des textes avec — d’autres, au contraire, estiment qu’il s’agit d’une fraude.
« Le meilleur outil que j’ai trouvé pour accompagner un écrivain »
Andres M. Delso
Il n’y a pas que là que le débat fait rage. Sur Facebook, dans les groupes consacrés aux auteurs, l’utilisation de ChatGPT est le sujet du moment. Pour Andres M. Delso, membre du groupe « Auteurs : soutien et aide à l’écrit » qui écrit des nouvelles depuis près de 3 ans, ChatGPT « est pour l’instant le meilleur outil que j’ai trouvé pour accompagner un écrivain, un vrai couteau suisse », explique-t-il à Numerama. Pour lui qui écrit principalement des thrillers, l’IA lui permet de faire des recherches sur les types de contrat dans l’armée, les métiers et niveaux requis pour travailler au sein du CNRS, ou encore sur l’organisation des services de police à Miami.
« Au lieu d’avoir dix pages web ouvertes, une seule suffit, avec l’avantage énorme de ne pas s’éparpiller et de perdre du temps. Cela permet de rester focalisé durant le temps d’écriture qu’on s’accorde », estime Andres. Il se sert aussi de ChatGPT pour l’aider dans la structure de ses nouvelles et pour organiser la trame de son récit.
Pour Raphaël, qui écrit depuis qu’il « sait tenir un stylo », c’est la même chose : ChatGPT est un outil comme un autre pour les écrivains. Avec le chatbot, il peut avoir des corrections orthographiques, une aide sur la ponctuation — des conseils importants pour une personne dyslexique comme lui. Selon Raphaël, l’IA propose également des améliorations sémantiques de ses textes, et plus. « Nous cherchions des noms de personnages avec un ami pour une histoire que nous sommes en train d’écrire à propos de démon et de magie. En référence à Méphistophélès, j’ai proposé Méphistès. ChatGPT a réussi à comprendre le jeu de mots et les références derrière », les confortant ainsi dans leur choix.
Écrire avec une IA, un jeu dangereux
Malgré les prouesses techniques de ChatGPT, Andres ne pense pas que ce dernier puisse faire de vrais romans. « Ça me parait difficile, parce qu’on voit bien que les textes restent assez plats. Il n’y a pas le côté émotionnel que les auteurs ajoutent. On peut essayer de lui faire avoir des styles particuliers, genre Baudelaire, mais il ne peut pas imiter votre style à vous. Puis, il y a aussi le côté moral », indique-t-il, ajoutant que « jamais » il ne demandera à ChatGPT d’écrire à sa place pour des raisons d’éthiques.
« C’est un pacte avec le diable »
Éric Giacometti
Pour l’écrivain à succès Éric Giacometti, scénariste des BD Largo Winch et auteur d’une série de polars, c’est justement là tout le problème. « J’ai vu des pubs sur les réseaux sociaux sur les intelligences artificielles au service des écrivains, et c’est comme si j’avais vu une pub pour le dopage sur le tour de France », dénonce-t-il.
Même s’il comprend que les promesses de l’intelligence artificielle puissent faire rêver les appentis écrivains, « je considère que c’est un danger pour la création, je n’y crois pas. C’est un pacte avec le diable. Le processus de création, quand vous créez des personnages et une histoire, ça ne se fait pas d’un seul coup. Ce sont des couches successives, une alchimie, c’est quelque chose de très subtil. Il y a une étincelle humaine à la base, et si vous confiez à une machine le soin de créer quelque chose en lui donnant des outils, et qu’ensuite cette IA se réapproprie votre pensée pour en faire quelque chose d’autre, c’est faustien ».
Éric Giacometti fustige également les intelligences artificielles qui laisseraient penser qu’elles peuvent aider les auteurs à s’améliorer. « C’est méconnaitre le travail de l’écriture. Cela serait comme vous mettre un casque sur la tête en vous disant que vous allez apprendre le piano et qu’en 10 jours, vous allez pouvoir faire un concerto. Écrire, c’est une passion. C’est un but en soi d’exercer ce métier, et les chatbots vous enlèvent tout ça ».
Les maisons d’édition méfiantes
Du côté des maisons d’édition aussi, on se méfie des auteurs qui pourraient choisir de travailler avec des IA. Olivier Girard, des éditions du Bélial, regarde ChatGPT « avec suspicion et intérêt ». « On a vu avec l’histoire de Clarkesworld que ça peut vite être une technologie invasive », souligne l’éditeur, faisant référence au fait que le célèbre magazine de science-fiction a dû arrêter d’accepter les textes après avoir reçu un trop grand nombre de manuscrits écrits par ChatGPT. « Moi, en l’état, si on me présente un truc fait 100% par une IA, c’est évident que je balance tout. Ça ne m’intéresse pas ».
Quid d’un auteur qui aurait travaillé avec une IA ? « La question ne s’est pas encore posée, mais sur le principe, j’aurais tendance à dire non », tranche Olivier Girard. « Après, ça dépend de la manière dont il s’en serait servi, si c’est pour faire des recherches, peut-être… ». L’éditeur pense notamment au travail de l’écrivain Chen Qiufan, qui a publié en 2018 la nouvelle The Fear Machine, dont les dialogues ont été en partie écrits par une IA, entrainée spécialement sur les textes de l’auteur. « Ce qui est certain », reprend Olivier Girard, « c’est que mon travail, c’est de publier des auteurs, pas des ordinateurs, c’est aussi simple que ça ».
Pour Xavier Dollo, co-fondateur de la maison d’édition Argyll et lui-même auteur de plusieurs romans, publier un livre écrit par une IA, « c’est non, la réponse est claire et nette ». « Chez Argyll, ce qu’on veut mettre en avant, c’est l’humain, pas la machine. Ça n’est pas une option du tout pour nous d’être pro-actif dans la parution d’une œuvre faite par une intelligence artificielle ». Rajoutez à cela toutes les considérations de style — « en termes d’émotions, je ne suis pas sûr qu’une IA puisse avoir sa propre patte », indique Xavier Dollo.
Des livres écrits par ChatGPT en vente sur Amazon
On pourrait croire que l’avenir de ChatGPT dans l’édition soit bouché. Pourtant, le phénomène prend en ampleur. Sur YouTube, les tutos expliquant comment écrire un livre avec ChatGPT grouillent. Les vidéos soulignent la facilité d’utilisation de ChatGPT, donnent quelques conseils pour bien écrire les prompts… elles expliquent surtout, avec des images de liasse de billets à l’appui, qu’il est tout à fait possible de se faire de l’argent rapidement grâce à l’auto-édition sur Amazon.
« Je pense que les lecteurs, et même des maisons d’édition, pourraient se faire berner »
Christelle Lebailly
Le phénomène est d’ores et déjà observable. Le Figaro a ainsi repéré 210 livres en vente sur Amazon ayant pour auteur ChatGPT. Mais il en existe certainement beaucoup plus, dans la mesure où rien n’oblige les auto-édités à officiellement mettre l’IA comme auteur — il est donc impossible de tenir un compte précis.
Pourra-t-on un jour se faire berner en lisant un livre officiellement écrit par un humain, mais en réalité rédigé par ChatGPT, et n’y voir que du feu ? C’est parfois déjà le cas : si ce sont des textes basiques, comme des manuels avec peu de valeur ajoutée, le style lisse et plat de ChatGPT n’est pas toujours détectable. « C’est très facile pour ChatGPT de compiler le savoir et de le réécrire avec un contenu cohérent. Je pense que les lecteurs, et même des maisons d’édition, pourraient se faire berner », abonde Christelle.
Les écrivains vont-ils se faire remplacer par des IA ?
Mais peut-il y avoir vraiment un remplacement des écrivains ? « En théorie, les IA ont tous les bons ingrédients pour faire un livre. Mais est-ce que cela suffira pour que ça marche ? », s’interroge Christelle. « Le cœur du livre, c’est l’attachement aux personnages. Il y a des auteurs qui savent nous intéresser à eux, qui nous amènent dans leurs univers, et d’autres n’y arrivent pas. Si le texte reste froid et qu’on ne sent pas l’âme de l’auteur derrière, je ne sais pas si ça marchera, et je pense que l’IA aura toujours ce problème ».
Pour Éric Giacometti, il faut aussi penser aux lecteurs. « Toutes les réactions que je vois sur le sujet de l’IA sont très hostiles. Les lecteurs sont contre, pour eux c’est de l’escroquerie ou de la malhonnêteté. Les gens qui aiment lire achètent un livre parce que l’univers du romancier résonne avec eux, et donc qu’il y a un contact entre deux cerveaux… et avec une IA, ça n’est pas possible, ce n’est plus humain. »
Mais nous ne sommes qu’aux prémices de l’intelligence artificielle, et il faut s’attendre à ce que d’énormes progrès soient faits au cours des prochaines années. Jusqu’où peut aller ChatGPT ? L’IA pourra-t-elle un jour bien écrire ? « Je suis incapable de vous répondre, mais j’aimerais croire que non », rigole Éric Giacometti. De son côté, Christelle ne se sent « pas particulièrement menacée, parce que je ne le pense pas capable d’écrire. Mais qui sait ? Est-ce que les illustrateurs voyaient les intelligences artificielles comme une menace il y a 5 ans ? Je ne crois pas, et ils ont peut-être eu tort… »
« Est-ce que ChatGPT va maintenant écrire nos livres ? », demandait Christelle en conclusion de sa vidéo. La réponse, pour l’instant, semble être majoritairement non pour les livres de fictions, plus par manque de style et de réel talent que par manque d’opportunité. ChatGPT, interrogé par l’autrice sur ce point, pense que « l’IA peut être un outil utile pour les écrivains en les aidant à générer des idées ou à améliorer la qualité de leur travail, mais il est peu probable qu’elle remplace complètement le travail créatif et unique des écrivains ». Peu probable — mais pas impossible.
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