« Pour moi, ça se passe exclusivement sur Internet », raconte Charlotte (le nom a été modifié). Cette enseignante de 42 ans, mère de deux filles, se débat contre son addiction au shopping depuis plusieurs années. « Ça allait plutôt mieux depuis quelques mois et puis, en janvier, j’ai fait absolument n’importe quoi… » confie-t-elle à Numerama. « En un mois, j’ai passé plus de 10 commandes et dépensé plus 1 500 euros. Heureusement que je ne garde pas le tiers. »
Prix dérisoires, livraisons express, renvois gratuits, publicités sur les réseaux sociaux, interface personnalisée… Il n’a jamais été aussi facile d’acheter sur Internet. Les sites d’e-shopping comme Wish, AliExpress ou Shein cherchent à maximiser l’attention des consommateurs le plus longtemps possible, par exemple en permettant un « scrolling » quasi infini à travers un catalogue démesuré d’articles. Une nouvelle venue, Temu, devenue l’application plus téléchargée aux États-Unis, propose même des jeux en ligne permettant de gagner des cadeaux, démultipliés si on envoie des liens de parrainage à ses proches.
Scooping, unboxing et live-shopping
Sur les réseaux sociaux, comme TikTok, fleurissent aussi des vidéos de créateurs de contenus qui empaquettent avec soin les commandes de leur boutique en ligne. Une tendance a même émergé, celle du « scooping », où les apprentis vendeurs emballent des myriades de pierres semi-précieuses, de produits de maquillage ou de breloques à bas prix, sélectionnées au hasard de leurs « pelletées » (scoop en anglais). L’effet visuel est garanti, et les internautes conquis par ces objets pourtant sans grande valeur.
Certains vendeurs construisent ainsi une communauté active, rejetons modernes des groupes de « live-shopping » qui se sont développés sur Facebook. Ajoutés aux traditionnels déballages de colis (ou « unboxing ») de sites de fast fashion comme Shein ou de son équivalent fourre-tout Wish, qui cartonnent sur YouTube et TikTok, la surconsommation a toujours la côte sur Internet.
« La carotte, c’est les soldes »
Ce qui fait craquer Charlotte, ce sont généralement les promotions alléchantes en ligne : « Je fais mes achats sur des sites de ventes privées tels que Veepee ou Showroomprivé », détaille la mère de famille. « La carotte, c’est les soldes, et je n’achète quasiment que des vêtements pour moi. »
Mais les promotions alléchantes que proposent ces sites n’en ont parfois que l’apparence : le site Veepee, ex-Vente-privée.com s’est ainsi fait épingler par le passé pour avoir affiché des prix de référence faussés. D’autres affichent un décompte du temps restant des promotions, ou vous informent lorsque d’autres acheteurs ont mis le même article que vous dans leur panier – d’autres moyens de faire monter la pression.
« Il y a un plaisir à se dire qu’on fait la bonne affaire, c’est tout le circuit de la récompense qui est activé ; et le plaisir, c’est le début de l’addiction », explique la docteur Cécile Krach-Beaupoil, psychiatre et addictologue qui suit plusieurs patientes atteintes de trouble lié à l’achat compulsif. 92 % des acheteurs compulsifs seraient d’ailleurs des acheteuses, d’après une étude américaine publiée en 2022.
Fièvre acheteuse numérique
L’accessibilité est aussi une donnée déterminante au développement d’une addiction. « Internet a permis l’accès facile à l’achat à toute heure du jour et de la nuit, et cela peut faciliter les comportements addictifs », confirme la docteur Krach-Beaupoil. Elle note que la période d’isolement des confinements a développé le recours à ce type de site. « Certaines personnes ont commencé de cette façon, et ne retourneront pas en arrière », estime-t-elle.
L’impact d’Internet dans les troubles liés à l’achat compulsif a été avéré par une étude menée en 2019 par la docteur Astrid Müller, une psychothérapeute de l’École de Médecine d’Hanovre en Allemagne. Après avoir analysé 122 patients qui se disaient atteints d’une addiction au shopping (« buying-shopping disorder » ou BSD en anglais), qui touche 5 % de la population mondiale, elle a conclu qu’un tiers d’entre eux étaient spécifiquement concernés par sa forme aggravée d’addiction aux achats en ligne (« online buying-shopping disorder »). Lorsqu’elle est cliniquement avérée, ce type d’addiction peut entraîner des troubles financiers, relationnels, de l’anxiété, de la dépression, voire être couplé à d’autres types d’addictions.
Comptes dans le vert ?
Les acteurs de la « consommation responsable » n’échappent pas non plus à cette spirale de la surconsommation. Les clients qui consomment à la fois de la seconde main et du neuf achètent ainsi davantage de pièces neuves que celles qui s’en tiennent exclusivement au neuf, selon une étude de l’Institut Kantar en 2019 citée par Alternatives Économiques.
« On part du constat que Shein est le numéro 1 du shopping sur application en France : les gens ont envie de consommer du neuf et moins cher », admet de son côté Arnaud Willieme, co-fondateur de l’application de shopping « éco-responsable » Toasty, qui emprunte ses codes aux codes des géants de la vente en ligne et aux réseaux sociaux.
Son design épuré rappellerait presque un Tinder très coloré, dans un style pop art. Une section détente permet de scroller, comme sur TikTok, à travers des fiches produits qu’on peut noter ou partager, des quizz, des podcasts ou des liens vers des ressources sur la mode écolo.
Lancée en octobre 2022, Toasty, qui se considère comme une « discovery-shopping app », se rémunère principalement via des liens d’affiliation vers l’une des 900 marques de vêtements, de mode ou de décoration qu’elle met en avant et en se réservant un pourcentage sur des ventes privées temporaires affichant de 20 à 40 % de réduction. « On va essayer de convaincre les gens avec une application attractive et de bons plans de venir acheter des produits fabriqués en Europe par exemple », expose son fondateur à Numerama. Se disant conscient de l’aspect incitatif de telles promotions, Arnaud Willieme assure vouloir maintenir ce système de soldes pendant les prochains mois, le temps de faire découvrir l’application, avant de passer à un modèle de « marketplace où les prix sont justes » pour les marques.
De son côté, Charlotte fait tout pour combattre l’envie de se ruer sur les dernières promos. « J’ai des hauts et des bas, qui n’ont rien à voir avec mon humeur mais plutôt avec mon temps libre : si je peux traîner au lit alors je résiste difficilement à aller voir les ventes privées du jour »… se désole l’acheteuse. « Il n’y a que quand je me suis retrouvée avec un découvert trop important que j’ai fait une pause de plusieurs mois. Mais ça revient, à l’évidence. »
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